Dossier Etudes
Le secteur a été chahuté par la transformation digitale, la connexion permanente du consommateur et l'apparition de nouveaux concurrents. Mais les directions des études se sont mises en ordre de bataille, et mettent désormais le cap sur le conseil et la prospective.

L’horizon se dégage. L’an passé, au-dessus des instituts d’études, le ciel était obscurci par deux grands mouvements : invasion de la data et ubérisation. Cette année, le marché respire mieux : les premières estimations du Syntec Etudes & Conseils indiquent une croissance du marché de 2% en 2016 par rapport à 2015. «Le secteur est revenu à l’équilibre sur la partie des études ad hoc, et a continué à croître sur l'activité "panels"», souligne Frédéric Wasson, président France et CCO Southern & Western Europe GFK Consumer Choices. «On constate une bonne tenue des études qualitatives », constate quant à lui Philippe Lespinet, patron de PLM Marketing Research.

Soulagement : les instituts n’ont pas été engloutis par la data. «Il existait une grande crainte de la big data, censée remplacer nos métiers», rappelle Luc Balleroy, directeur général d’Opinion Way. «Beaucoup ont prédit la mort de ce métier. Je préfère l’idée d’une extension du domaine de la lutte pour les instituts», remarque François Baradat, directeur marketing de Kantar TNS, Kantar Millward Brown et Kantar Public, nouvelles appellations des sociétés depuis le lancement du plan stratégique Kantar First en 2016.

Comme le rappelle Stéphane Truchi, président du directoire de l’IFOP (cédé en 2016 par Laurence Parisot à la famille Dentressangle), « il ne faut pas avoir peur de la data. Les instituts d’études ont toujours été amenés à intégrer de nouvelles données. Aujourd’hui, on est juste passé à une nouvelle étape en termes de volumétrie, avec de nouveaux émetteurs - dont les consommateurs - des données multiformes, actives, passives, produites à une vitesse supersonique. Mais surtout pas structurées. Et nous sommes les gardiens du temple de la donnée structurée ! »

De l'importance de la data

La bonne nouvelle, c’est que le cœur de compétence des instituts d’études semble retrouver de l’attractivité. « Sur le marché des insights, la data peut informer les clients sur des faits, mais elle n’est pas porteuse de recommandation en tant que telle, et le client peut prendre le risque de les analyser de travers », prévient Laurent Guillaume, directeur général de Kantar France.

Agnès Gilbert, directrice digital France chez Ipsos Connect, résume ainsi la situation : « D’un côté, l’accélération du marché dans la capacité à collecter de l’information permet de produire des données en temps réel, sur le vif. Mais cela ne peut pas être une fin en soi… Il nous incombe de développer une activité d’accompagnement qui va permettre de rendre cette information activable. » Richard Bordenave, DGA marketing, innovation, transformation du groupe BVA, emploie quant à lui cette formule : « Avoir de la big data, c’est bien, la clean data c’est mieux, et la small data peut elle aussi être très utile. On passe d’une donnée en stock à une donnée en continu. Être capable de rendre activables ces données, c’est ça qui va faire la différence. »

Traitement, analyse et activation. C’est sur ces trois points que les instituts fourbissent leurs armes. D’autant que les délais sont de plus en plus compressés. « Les cycles marketing sont très rapides et très agiles chez nos clients » remarque Nathalie Perrio-Combeaux, co-présidente d’Harris Interactive qui propose l’étude Harris 24, une étude express en 24 heures. « Nous sommes passés à la vitesse supérieure en termes d’automatisation des données, ce qui nous permet de fournir à nos clients du livrable en temps réel. »

Brassage de données

À traitement rapide, besoin accru d’analyse. « La quantité de data que l’on traite est 20 000 fois plus importante qu’il y a huit ans ! » souligne Bruno Botton, directeur général de GFK ISL, Custom Research France qui a créé en février 2017 une structure interne spécialisée data, Supercrunch. « La notion de « speed real time » à la fois sur la partie panel et les études ad hoc découle de ce phénomène. Mais au-delà de la data, la dimension compréhension est cruciale : de plus en plus, nous sommes amenés à intégrer de la data externe. Les clients viennent vers nous pour les accompagner dans l’analyse et la manière dont on peut actionner toutes ces données. »

Autre mot-clé : l’hybridation. La data n’est plus l’ennemie, mais plutôt un complément. Et les pure-players pas forcément des rivaux, mais des partenaires. « Nous manions les données structurées et non structurées, sans remettre en cause notre cœur de métier » explique Bruno Schmutz, directeur général adjoint d’Ipsos, en charge d’Ipsos Connect. « Nous nouons ainsi des partenariats avec des acteurs comme Weborama, avec qui nous avons élaboré une solution, Big Fish, un outil de data-mining qui permet de dresser la carte sémantique d’une marque sur le net. » De leur côté, Harris Interactive et Linkfluence ont décidé d'hybrider leurs méthodologies pour proposer une approche qui inclut l'analyse exhaustive des réseaux sociaux. Jean-Daniel Lévy, directeur du département politique & opinion d'Harris Interactive et Guilhem Fouetillou, co-fondateur de Linkfluence, se sont même fendus d’une tribune titrée « L'hybridation nécessaire des sondages d'opinion », publiée dans le Cercle Les Échos. « Nous ne nous considérons pas comme concurrents. Nous, nous vendons du logiciel » nuance Guillem Fouetillou. « Nos interlocuteurs comprennent l’apport du « social listening », et pensent de plus en plus en termes de complémentarité, d’hybridation, en développant des méthodes itératives et agiles, en mode « always on » .»

Toujours sur la brèche, certes. Mais avec un besoin de plus en plus grand de temps long, de recul : celui de la réflexion, mais aussi, désormais, celui de l’étude prospective. « Les clients attendent de plus en plus de prédiction, de moins en moins d’analyses seulement du passé » remarque Frédéric Wasson de GFK. « Si on a un bon insight mais qu’on n’est pas capable de le projeter, on ne fait pas le bond créatif réclamé par le client. » Laurent Guillaume, de Kantar France, ne dit pas autre chose : « Historiquement, nos métiers sont des métiers d’archéologues. Nous ne cherchions pas assez à détecter les signaux faibles. Or, dans un monde qui bouge, nous étions un métier d’insight [analyse], et nous devons devenir un métier de foresight [prédiction]. »

Vers de nouveaux profils

« Annonceurs, hommes politiques, tout le monde veut de la prédiction dans ce monde liquide où les incertitudes n’ont jamais été aussi fortes », relève Luc Balleroy d’Opinion Way. Aucun doute n’est désormais permis : « Se positionner avec un rétroviseur serait une erreur : il faut sortir du constat et entrer dans l’inspiration », estime Richard Bordenave de BVA. L’institut a d’ailleurs acheté deux sociétés pour les intégrer à son volet Tendances et Opinion : le cabinet de conseil aux dirigeants Le pouvoir des idées, qui a rejoint BVA en juin 2016, ainsi que Limelight Consulting, société française d'études et de conseil acquise en décembre 2015. « Nous avons par ailleurs fondé Nudge Unit, qui participe à la construction de notre offre de conseil avec des experts en Behavioral Studies [économie comportementale] », précise Richard Bordenave.

Dans ce monde des études au confluent du conseil et du « design thinking », la suprématie des geeks dans les instituts d’études laisse la place à des CV plus classiques. « Les profils que nous recherchons ne sont pas forcément des profils digitaux. Nous avons, par exemple, recruté une linguiste », souligne Agnès Gilbert d’Ipsos. Chez Kantar, « alors que nous avions tendance à plutôt recruter des candidats issus d’écoles de commerce et de statistique, aujourd’hui nous sommes plutôt à la recherche de profils issus des sciences sociales, comme des ethnologues, des sémiologues » précise Laurent Guillaume. « L’étude fine des changements de comportement, des mouvements sociétaux, devient encore plus essentielle que par le passé. Ces recrutements correspondent à de gros enjeux de développements de compétences. »

Epoque inédite

Des compétences qui vont sans doute demander à être encore enrichies devant les multiples innovations qui attendent le marché des études. « La data, ce n’est pas seulement des chiffres mais aussi de l’image, de la photo, de la vidéo, des langages non chiffrés, non textuels, mais universels auxquels il va s’agir de donner du sens », rappelle Stéphane Truchi d’Ifop. D’autres méthodes, comme « l’auto-ethnographie où l’on demande aux gens de prendre des photos de leur environnement quotidien permettent d’être davantage dans la vie des gens », se félicite Bruno Schmutz d’Ipsos. Tout comme « le développement des objets connectés, qui commencent à être introduits dans les études », rappelle Frédéric Wasson de GFk. Une ouverture du champ des possibles, qui selon François Baradat de Kantar « plonge le marché des études dans une époque inédite, avec une accélération phénoménale des pratiques de notre métier, tout autant vertigineuse que passionnante. »

La «privacy» au cœur des préoccupations des instituts

« Les enjeux juridiques sont cruciaux. La grande question étant : qu’est-ce qu’une donnée personnelle ? », pose Stéphane Truchi, président du directoire de l’Ifop. En cours, comme le rappelle Bruno Botton, directeur général de GFK ISL France, « une nouvelle norme Esomar [Association européenne pour les études d'opinion et de marketing] est en cours de développement. Un vrai mouvement de marché se crée autour de cette question de « data privacy » ». Pour autant, comme le souligne Rochard Bordenave de BVA, « le secteur des études n’est pas le plus à montrer du doigt. Il existe une discipline au quotidien à installer vis-à-vis des collaborateurs. Mais c’est surtout quand il existe une boucle de rétroaction vers le client qu’il s’agit d’être extrêmement prudent… »

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