Le marché de la production publicitaire française a beaucoup évolué avec la crise et l'arrivée du numérique. Côté réalisateurs, le renouveau est là, mais les marques et les agences sont-elles prêtes?

Le producteur au gros cigare qui recrache sa fumée en signant des réalisateurs, cette image peu gratifiante reste un cliché du métier. Et pourtant, à partir de la fin des années 1980,des pionniers ont dépoussiéré la production française, notamment en apportant un traitement plus artistique de l'image. Une contribution dont a particulièrement bénéficié la publicité.

Parmi ces avant-gardistes d'alors, Georges Bermann (Partizan), Patrice Haddad (Première Heure), Patrice Barbier (Wanda), Philippe Dupuis-Mendel et Jean-Baptiste Mondino (Bandits) ou encore Arno Moria (Les Télécréateurs). Progressivement, les petits d'hier sont devenus les gros du marché et des gestionnaires à la tête de sociétés internationales.

Dernier en date à se lancer dans cette course hors de l'Hexagone: Wanda, qui fête ses vingt ans. «Développer nos talents aux Etats-Unis ou en Asie est notre défi actuel», confie son fondateur et président, Patrice Barbier. Après avoir ouvert un bureau à Berlin, il y a un an et demi, Londres est désormais dans sa ligne de mire. D'autres, pour conserver leur souplesse d'origine, se sont scindés en labels multiples, à l'instar du «paquebot» Première Heure en 2000.

«Au début de ces années très créatives, on pouvait se dire que c'était très bien parti pour la production française, se souvient Fabrice Brovelli, directeur général de BETC Euro RSCG. Mais, au final, il n'y a pas eu de révolution. Ces pionniers ont désormais des préoccupations de chefs d'entreprise, ils ne vont plus sur les tournages.»

Il faut dire qu'entre temps, le métier de producteur a dû s'adapter à un nouveau contexte, la crise économique étant passée par là. Mais, au-delà, toute la chaîne de production a été modifiée par des contraintes financières et le poids des «cost killers» (chasseurs de coûts). Le délai d'exécution des productions s'est raccourci et le rythme s'est intensifié. Le coût moyen d'un film publicitaire est passé d'un million à 650 000 euros. Dans le digital, ces budgets peuvent être divisés par plus de cinq, notamment grâce à la démocratisation des outils de production.

«A présent, ce ne sont plus les moyens qui font les bons films, mais les idées. Or, les bonnes idées de réalisation se font rares», estime Franck Botbol, cofondateur du studio médias Arthur Schlovsky. Selon lui, un réalisateur a désormais une durée de vie d'environ deux ans en publicité.

C'était donc mieux avant? Mourad Belkeddar (ex-El Niño, pour Irène Productions) s'insurge contre cette antienne. Il a d'ailleurs ouvert en octobre 2010 le bureau parisien de Caviar. Avec des talents comme So Me, Edouard Salier et Jérémie Rozan, le producteur entend se faire une place sur le marché. Aux côtés d'autres sociétés, comme Moonwalk, Henry de Czar ou Cosa, il incarne la nouvelle vague de la production française. Celle qui vient agiter le marché et empêcher les «gros» de s'endormir sur leurs lauriers.

Entre exigeance et frustration

Ces nouveaux «outsiders» ont en commun d'avoir dans leurs écuries des réalisateurs très touche à tout à forte tendance hexagonale. «Depuis quatre ou cinq ans, il y a beaucoup de renouveau dans le clip musical côté français. La publicité n'a pas encore absorbé cette vague, mais ça ne saurait tarder», souligne Mourad Belkeddar.

Des talents issus du graphisme, de la photogaphie ou du graffiti, et que la démocratisation des outils a désinhibé face à la vidéo (lire page 12). «Appeler en renfort un grand réalisateur international pour sauver un “board” pourri, ce n'est plus trop notre genre», confie en «off» un de ces «outsiders».

Une vision très créative et exigeante, mais qui génère aussi beaucoup de frustration face aux choix convenus et «sans risque» de la plupart des annonceurs. «Qui a le pouvoir de décider quel est le meilleur moyen de toucherle téléspectateur? La bataille se situe là, aujourd'hui, dans la production. Comment transcender ce que l'on vous demande quand le client est dès le départ arrêté sur une idée et une seule?», s'interroge Alexis Bensa, producteur chez Moonwalk.

Une liberté et une confiance dont a fait récemment preuve une marque comme BNP Paribas avec la web-série «Les Colocs», mais cela apparaît encore comme un cas isolé. «La marque a su ne pas brider le talent de Riad Sattouf et du coup, l'opération a fonctionné», explique Arno Moria, des Télécréateurs, producteur de la série. Au final, un contenu intéressant filmé à l'aide d'un appareil Canon 5D et qui aura coûté bien moins cher à produire qu'un spot TV.

Indéniablement, la démocratisation des outils numériques a fait baisser les coûts, rendant possibles des projets qui jusque-là n'auraient pu voir le jour faute de budget. Pour le meilleur, donc, mais parfois pour le pire. Ainsi, certaines sociétés de production françaises se sont engouffrées dans une posture bien pratique: produire pour le Web vite et moins cher.

Résultat, des productions «digitales» de faible qualité qui n'ont pas aidé au développement du marché en France. Sur ce terrain, le fossé s'est peu à peu creusé entre Anglo-Saxons et Français. Ne trouvant pas leur bonheur en France, les agences du cru sont allées chercher les services de sociétés étrangères, comme l'anglaise Unit 9 ou l'américaine Hornet (lire entretien page 11).

Pour Patrice Haddad, de Première Heure, «Paris commence seulement à être du niveau d'un Londres d'il y a déjà cinq ans». Toutefois, quelques sociétés commencent à tirer le digital vers le haut. Parmi elles, Caporal, Elegangz, The Dark Room (Partizan) ou Moonwalk.

Le duo annonceur-réalisateur

Autre défi auquel doit faire face le marché français, celui de la «home production» au sein des agences de publicité, symbolisées par des sociétés comme Rita chez BETC Euro RSCG et WAM chez Publicis. Si le phénomène reste encore marginal, il inquiète les sociétés de production. En intégrant ce service en interne, les agences récupèrent du coup une partie du budget qu'elles avaient vu filer pendant la crise. «Chez H, il nous arrive occasionnellement de produire en direct avec deux ou trois réalisateurs. Pour un petit budget de 20 000 à 30 000 euros, je ne me vois pas aller solliciter une société de production alors qu'on peut traiter ça au sein de l'agence», explique Christopher Thiery, chargé de la production TV chez H.

Reste enfin la vogue du duo annonceur-réalisateur qui se passe d'agence de publicité, comme aux Etats-Unis. Un modèle réservé à quelques «one-shots», jugent la plupart des dirigeants des sociétés de production françaises. Patrice Haddad pense au contraire que de plus en plus d'opérations vont se faire entre annonceur et producteur-réalisateur. «Et pourquoi pas imaginer même à terme une marque qui intègre directement des réalisateurs dans ses équipes?», lance Christopher Thiery. C'est alors tout le ballet bien réglé «annonceur-agence-producteur» qui s'arrêterait.

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