Directeur de la création monde. Derrière ce titre très chic sur une carte de visite se cache un des postes clés de la publicité. Mais que font réellement ces chefs de la création ? Quel est leur pouvoir au sein des grands réseaux publicitaires ? Enquête.

Ainsi parlait Erik Vervroegen: «On m'a offert des postes prestigieux, comme celui de directeur de la création monde, mais je n'ai pas envie de devenir un “politique”, coincé dans les réunions, les salons première classe et les hôtels de luxe. Je veux rester proche de mes créatifs et être sur le champ de bataille avec eux. Je serai toujours un sergent, pas un général.» Une confidence faite au magazine américain Creativity en août 2009 alors que le créatif belge était nommé directeur de création chez Goodby Silverstein & Partners, à San Francisco.

En acceptant, le 19 septembre, d'intégrer le «board» créatif international de Publicis Worldwide pour diriger des zones aussi vastes que l'Amérique latine et l'Asie, Erik Vervroegen semble avoir changé d'avis. Un poste de circonstance, en attendant une mission plus en accord avec ce créatif de l'ombre? En attendant, il va devoir écumer les salons première classe des aéroports qu'il abhorre tant.

Parcourir la planète est, en effet, le lot quotidien des directeurs de la création monde. Ainsi, l'assistante de Tony Granger (Young & Rubicam) ne cesse de préciser: «He's travelling» (il est en voyage). Une réalité. Basé généralement au siège de son groupe, à New York, ce super-créatif a pour mission essentielle d'aller à la rencontre des talents et des clients de son réseau publicitaire. A la manière d'un «flying doctor», il peut également venir en soutien ponctuel quand une agence du réseau rencontre une difficulté sur un budget ou une compétition.

Au bout du compte, un calendrier éreintant, passé pour l'essentiel dans les avions à jongler entre les décalages horaires. «C'est un choix de vie très stimulant, mais très fatiguant aussi», souligne Olivier Altmann, qui préfère se recentrer sur la France tout en gardant une représentation internationale au sein du réseau Publicis Worldwide. Membre du nouveau «board» mondial, le patron de la création de Publicis Conseil pilotera à présent, depuis Paris, les gros comptes internationaux comme Orange, Axa ou Renault.

Tous ont une seule et même mission: maintenir ou relever le niveau créatif de leur réseau. «Je dois fonctionner comme une boussole pour mon réseau», explique Mark Tutssel, directeur de la création monde de Leo Burnett. Donner à la fois une impulsion, mais aussi une ligne créative est une lourde tâche. «Les directeurs de la création monde devraient être tenus pour responsables de tout travail qui sort de chaque agence du réseau», estime, pour sa part, Tham Khai Meng, directeur de la création monde d'Ogilvy & Mather.

Pour maintenir le niveau de leur réseau, ces mentors ont pour rôle d'insuffler un souffle créatif. Une bonne parole flirtant parfois avec un discours dogmatique, voire «gouroutisant». «Mon rôle est plutôt de forger une culture commune», nuance Rémi Babinet, directeur de la création monde d'Euro RSCG (lire l'encadré).

Tout au long de l'année, leur emploi du temps est, de fait, rythmé par de nombreux rendez-vous au sein de leurs réseaux. Mark Tutssel ouvre son lourd agenda et détaille: «Je divise l'année civile par région géographique et j'assiste aux événements les plus importants dans chacune d'elles. Je tiens aussi quatre “Global Product Committee” par an [réunion des plus grands créatifs du réseau]. Je préside aussi deux réunions du “board” créatif international. Enfin, je prends part en moyenne à quatre réunions annuelles du comité exécutif du réseau.»

Tony Granger, directeur de la création monde de Young & Rubicam, lui fait écho: «Je rencontre chaque région deux fois par an et mon “board” créatif mondial trois fois par an. Entre ces moments définis, je voyage tout le temps.»

Cannes Lions et Gunn Report, barêmes de la renommée

Mais même un champion de la création ne peut fonctionner totalement seul. Pour valider son jugement, celui-ci s'appuie sur des outils. Un barème créatif dont la paternité revient à Michael Conrad, ancien patron de la création au sein de Leo Burnett Worldwide. En 1992, il a lancé le système dit des «7 plus»: une notation de sept points positifs permettant d'évaluer chaque campagne sur une base commune d'appréciation.

Dans la droite ligne de Michael Conrad, Mark Tutssel réalise un travail de «reporting» quasi-militaire: «Pièce par pièce, chaque travail du réseau est évalué sur une grille de 1 à 10 selon les critères de la philosophie créative du réseau, le “Humankind”, dont je suis à l'origine avec Tom Bernardin.»

Publicis utilise, lui, un «contagious board», qui permet d'échanger entre grands patrons des différentes régions. «Tous les trois mois, il faut mettre à jour notre travail et nos évaluations», explique Olivier Altmann.

«Ces outils permettent de tracer la carte géographique de son réseau, d'en connaître les points forts et les points faibles», explique Andrea Stillacci, président de l'agence Herezie, qui fut directeur de création monde chez JWT sur le budget Unilever de 2002 à 2004. Autrement dit, une cartographie bien utile pour savoir qui garder ou remercier.

Conserver les meilleurs talents passe aussi par sa capacité à motiver et éveiller les jeunes créatifs en interne. Des forces vives qui contribuent au succès d'ensemble d'un réseau. C'est dans cette optique que John Hunt a créé, dès son arrivée en 2003 à la direction de la création mondiale, le programme TBWA «Young Bloods». Des paris sur des talents qui devront au final s'illustrer en nombre de récompenses… La qualité du travail d'un directeur de la création se mesure en nombre de Lions remportés à Cannes et à la place de son réseau dans le Gunn Report. Ainsi, au gros salaire attaché à ce haut poste créatif, s'ajoute une forte pression. Du coup, dans les curriculum vitae de ces champions de la création, le nombre de Lions acquis par leur réseau depuis leur arrivée figure toujours en bonne place. Tel un trésor de guerre.

Cannes et ses Lions restent logiquement un moment incontournable pour ces ambassadeurs de la création. Fréquemment sollicités pour occuper la présidence des jurys, ils profitent aussi du festival international de la création pour faire une revue des troupes et pour «chasser» les créatifs en vogue.

Les clients sont, eux aussi, au cœur de leur stratégie. Tous se targuent d'ailleurs d'entretenir des relations très proches avec les patrons de marques clientes de leur réseau. Certains champions de la création ne voulant pas perdre la main choisissent, d'ailleurs, de garder quelques budgets-clés en main. Ainsi, Mark Tutssel officie également en tant que directeur de création mondiale sur McDonald's. Erik Vervroegen sera en charge, lui, de Ray Ban pour Publicis. L'arrivée de ce dernier symbolise aussi, chez Publicis, la fin d'une direction de création unicéphale. Depuis le 19 septembre, ce sont désormais quatre créatifs qui animent le nouveau «board» mondial: Erik Vervroegen, Olivier Altmann, Craig Davis (Publicis Mojo Australia) et Kevin Rody (Publicis Hal Reiney San Francisco).

Une organisation collégiale adoptée par de plus en plus de réseaux. En 2008, le départ de Bob Isherwood chez Saatchi & Saatchi a laissé la place à un «board» créatif international dirigé par Robert Senior, PDG. Plus récemment, chez Lowe & Partners, le départ de Matthew Bull en août a entraîné la création d'un comité créatif international présidé par Jose Miguel Sokoloff, président et directeur de la création de Lowe SSP3 en Colombie. Le poste de gourou créatif au charisme incontestable a du plomb dans l'aile.

 

Gourous ou mentors?

«Le directeur de création se doit d'être charismatique», estime Guillaume Chifflot, vice-président et directeur de la création de Leo Burnett France. Pour lui, Mark Tutssel, directeur de la création monde de son réseau, incarne tout à fait cette définition, en propageant la philosophie du «Humankind», précisé dans un livre en 2010. Une vision un peu «gouroutisante», en droite ligne des publicitaires influents, tels que Michael Conrad et Bob Isherwood. Une rupture générationnelle semble à l'œuvre depuis peu. «Pour moi, le discours de gourou, c'est “has been”», estime Rémi Babinet. Olivier Altmann ou Tony Granger décrivent plus leur poste comme celui d'un général gardant en permanence les mains dans la création. Finalement, «il y a autant de définitions de ce poste que d'hommes qui l'occupent», conclut Olivier Altmann.

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