Malgré quelques dérives qui ont pu faire penser à une lassitude des annonceurs et des consommateurs, le marketing d’influence est bien ancré dans les dispositifs de communication des marques. Tour d’horizon de ses principaux acteurs et de ses perspectives d’évolution.

Dans une vidéo publiée le 16 avril dernier, Cyprien, le premier youtubeur français à atteindre 13 millions d’abonnés, s’agaçait de l’obsession de la télévision pour ses revenus : « Si ce genre d’émission invitait un réalisateur ou un comédien pour sa promo, personne ne lui poserait la question de combien il gagne […]. À un moment, il faut être plus curieux que ça. Si tu t’enrichis, c’est tant mieux, ça permet d’investir dans d’autres projets. C’est ça être youtubeur pour moi. » 
Ce coup de gueule visionné presque 6 millions de fois en trois semaines illustre l’incompréhension que suscite encore le phénomène des influenceurs. Avec une fascination mêlée de jalousie, des articles alertent régulièrement sur une désaffection possible : « Serait-ce la fin des influenceurs ? » titrait L’Obs le 2 avril. « Commencez-vous à ressentir les premiers symptômes du BIF (“branded influencer fatigue”) ? » interrogeaient Les Échos le 24 février. Une question résonnant avec l’étude « Tendances social media 2019 » de Kantar Media, qui pointait une méfiance croissante des consommateurs et des annonceurs à l’égard des contenus sponsorisés. Le marché a été gangréné par des affaires d’achat de faux abonnés. Certaines marques se sont inquiétées des mesures des performances réelles de leurs campagnes. Les youtubeurs eux-mêmes se lassent de leur statut d’hommes-sandwichs. 
Pour autant, « ce n’est pas la fin du marketing d’influence, nuance François Nicolon, le directeur marketing EMEA de la division média de Kantar. Il ne remplace pas les médias traditionnels. Simplement, il a sa place pour alimenter les conversations aux côtés de publicités corporate axées sur les valeurs de l’entreprise. » Dorian Ciavarella, cofondateur de la plateforme Hivency lancée en janvier 2017, précise : « Le marché de l’influence est né du constat que les jeunes générations passaient plus de temps sur les réseaux sociaux que devant la télévision. En France, il a vraiment démarré il y a trois ans, aux États-Unis depuis cinq à six ans. » Ce jeune entrepreneur estime que neuf entreprises sur dix utilisent le marketing d’influence, pour un investissement global qui atteindra 7,5 milliards de dollars (6,7 milliards d’euros) dans le monde en 2020. Quentin Bordage, directeur de la plateforme Kolsquare, évalue à 150 millions d’euros en 2018 les dépenses des annonceurs français, et elles devraient doubler en 2019. D’autant que « 300 sociétés se sont créées dans le monde sur ce marché ces trois dernières années, selon le site Influencer Marketing Hub », assure-t-il.


Producteur, régie et agence conseil

La nébuleuse des influenceurs se décompose entre les macro-influenceurs, à partir de 80 000 abonnés et pouvant dépasser allègrement le million de fans pour les stars de l’humour, du gaming ou de la beauté ; les micro-influenceurs qui ont entre 5 000 et 80 000 abonnés, susceptibles de négocier des contrats avec des marques ; et les nano-influenceurs à moins de 5 000 abonnés, dédiés aux échantillonnages de produits sans rémunération. On a coutume de parler de MCN – multi-channel networks –, mais ce modèle n’est plus si présent en France. « Il est trop petit pour avoir une viabilité économique ici, explique Nicolas Capuron, dirigeant de Studio71, la structure dédiée du groupe TF1. On préfère se qualifier de producteur, puisque l’on accompagne les talents dans l’écriture de contenus ; de régie, car on monétise de l’espace publicitaire sur YouTube ; et d’agence conseil en marketing d’influence. » Studio71 représente 125 talents, dont une vingtaine en exclusivité, pour 100 millions d’abonnés cumulés. Elle monte des opérations à la lisière de la publicité et du divertissement, comme un rap signé Seb la Frite pour Clairefontaine ou une parodie de La Casa de Papel avec le collectif Lolywood pour Double A.
Le premier acteur français est Webedia, dont la division « talent web » représente en exclusivité les premiers youtubeurs hexagonaux (Cyprien, Squeezie, Norman, Natoo, Le Rire jaune, McFly & Carlito...). « Nous sommes l’agent exclusif de 160 talents en France pour 200 millions d’abonnés et 1,2 milliard de vidéos vues par mois, précise Michèle Benzeno, directrice générale de Webedia. Nous avons étendu cette stratégie en Espagne, en Allemagne, en Pologne, au Brésil, avec des rachats permettant d’atteindre 700 talents exclusifs, 750 millions d’abonnés, 4,5 milliards de vidéos vues par mois. Nous faisons partie des plus gros réseaux d’influence dans le monde après Disney Digital Network et Machinima [récemment repris par Otter Media à Warner Bros]. » Webedia est aussi présent sur le marché de la nano-influence avec Sampleo, qui incube les influenceurs de demain. « Nous avons une base de données qualifiée de plus de 760 000 consommateurs qui reçoivent des produits "full size" et qui s'engagent à réaliser des missions de création de contenus online et de recommandation offline, détaille Michèle Benzeno. Par exemple, pour Givenchy, qui souhaitait générer des avis en ligne, nous avons envoyé des rouges à lèvres à 1 000 ambassadrices sélectionnées. Cela s’est traduit par 1 500 avis déposés pour une note moyenne de 4,5/5, 4 000 contenus UGC [user generated content, contenu généré par l’utilisateur] et 500 000 personnes touchées au total. » 

Faire le lien entre marques et influenceurs

« Une campagne d’influence génère onze fois plus de ROI qu’un dispositif marketing traditionnel », a calculé Quentin Bordage. Kolsquare, la plateforme qu’il dirige, est issue de la société de celebrity marketing Brand and Celebrities et accompagne les marques dans le montage de partenariats avec des influenceurs, sur la base d’abonnements à l’année ou d’investissements ponctuels. D’autres modèles se sont construits pour faciliter la mise en relation entre marques et influenceurs. Hivency, Octoly, Influence4brands envoient à des dizaines de milliers d’influenceurs des produits en fonction des critères de leurs clients. « Si une marque veut cibler 30 influenceurs à Bordeaux intéressés par la coloration capillaire, notre logiciel se charge de les trouver, explique Dorian Ciavarella. L’influenceur peut connecter son compte Instagram à notre plateforme. On propose des solutions de messagerie, de création d’événements, de fidélisation. On analyse le nombre de posts, l’évolution des interactions, la présence éventuelle de faux comptes... » 

La mesure de l’engagement, au-delà du reach, est le nerf de la guerre. Les outils de mesure se perfectionnent, à l’image de Cosmos, lancé par Fuse, le département créatif d’Omnicom Media Group, qui cerne l’impact d’un influenceur. « La méthodologie se base notamment sur l’affinité avec l’univers de la marque, le taux d’engagement de l’influenceur, sa propension à publier des contenus réguliers sur ses différentes plateformes, sa communauté réelle (celle avec laquelle il a un réel engagement) et son audience en France », précise Bertrand Nadeau, le directeur général de Fuse. Traackr, Linkfluence, Lefty, Talkwalker, Cision ont d’autres solutions d’aide à l’optimisation des campagnes. 


Des créateurs de contenus

Mais il faut aussi compter avec les agences. Des généralistes qui ont intégré l’influence dans leurs palettes créatives, et d’autres qui sont spécialisées comme Reech, Woô, Ctzar, Influence4you ou We Are Social. « L’influence il y a dix ans passait par les blogueurs, rappelle Sandrine Plasseraud, la présidente de cette dernière, mais il n’y avait pas le niveau créatif d’aujourd’hui. Les influenceurs actuels sont avant tout des créateurs de contenus sur les plateformes sociales, et les marques ont compris qu’elles n’étaient pas seulement concurrentes entre elles, mais avec toutes les célébrités qui ont une large audience. » 
Exemple d’agence spécialisée, Social and Stories, constituée au sein du groupe Figaro pour concevoir des récits de marque premium en collaboration avec des influenceurs. Pour Marie-Hélène Mioche, directrice générale adjointe de SensioGrey, « actuellement l’algorithme d’Instagram favorise les stories, c’est là que les influenceurs ont intérêt à poster leurs contenus, éventuellement avec un lien vers un site e-commerce pour ceux qui ont plus de 10 000 abonnés ». Premières professionnelles de l’influence, les agences de relations publics ont aussi intégré cette technique dans leurs recommandations. « La collaboration peut se faire de deux manières, soit par la conviction, à travers des relations non rémunérées, soit par la cocréation de contenus dans un espace que l’on achète, analyse Pascale Azria, présidente du Syndicat du conseil en relations publics. Tout dépend de l’objectif : engagement, recommandation, usage, ou visibilité, puissance et reach. » 
Mais, alors que le marché se structure, se pose déjà la question de l’avenir de ces métiers. Les youtubeurs eux-mêmes évoluent, Norman, jeune papa, n’est plus l’adolescent attardé de ses débuts. « On voit l’explosion des sujets RSE [responsabilité sociétale des entreprises], nos talents eux-mêmes commencent à être soucieux d’environnement et d’éducation. On réfléchit à s’engager sur l’influence responsable », avance Michèle Benzeno. Ce qu’ont fait fin 2018 62 youtubeurs avec la campagne « On est prêt » pour inciter leurs fans à changer leurs habitudes pour l’environnement. ◊

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