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Un an après son départ mouvementé de WPP - ce fabricant de chariots acheté en 1985 et qu’il avait transformé en numéro un mondial de la communication -, Martin Sorrell s’est offert une nouvelle jeunesse à S4 Capital, dont il a pris les rênes l’été dernier. Entretien exclusif.

Réputé pour son tempérament volcanique, ses manières mal dégrossies et sa manie du micro-management, « Sir Martin » reste l’un des derniers dinosaures de l’industrie. Le décor de son bureau installé au cœur du quartier de St James’s ne trompe pas. Une « photo de famille », où il est entouré des principaux associés de S4C, tel un patriarche manifestement comblé, trône sur l’un de ses bureaux, où l’on peut également trouver un ouvrage dédicacé par un haut dirigeant WPP, et un calendrier avec les dates des Cannes Lyons surlignées. Dans un long entretien accordé à Stratégies, il revient sur les conditions de son départ, dresse le bilan de cette première année post-WPP, et décrit les grandes évolutions de l’industrie publicitaire.

 

Cela fait maintenant un peu plus d’un an que vous avez racheté S4Capital, une sorte de coquille vide cotée en bourse. Tout s’est-il passé selon vos plans initiaux ?
La capitalisation est de 600 millions de livres. Soit environ 750 millions de dollars. Elle était minuscule au départ, elle représente aujourd’hui les trois quarts d’une licorne. Nous avons 1200 salariés, et nous devons encore nous implanter en Allemagne, en Espagne et en Corée du Sud, ce qui nous assurera une présence dans 21 pays.

S4 Capital a conclu les fusions/acquisitions de MediaMonks et MightyHive l’an dernier, dans le cadre d’une stratégie centrée sur la data, les contenus et la programmatique. Quels sont les prochains deals ?
Il ne s’agit pas de deals au sens où vous l’entendez, mais de fusions. Bien sûr, quand vous commencez avec rien, et que votre objectif est de construire une entreprise adaptée à une nouvelle ère, vous devez réaliser des deals. Nous nous centrons sur ce que nous appelons la Sainte Trinité, dont le moteur est la data, au sens pur, les contenus numérique et la programmatique. Nous voulons être plus rapides, meilleurs et moins chers. Ce n’est pas seulement une question de gens qui achètent des actions, puis revendent. Mediamonks et MightyHive ont un intérêt très significatif dans l’avenir de la société. C’est très différent du modèle de l’agence qui se limite au rôle de maison mère. Notre priorité est de nous focaliser sur le renforcement et l’approfondissement de notre relation clients, qui a généré 150 millions de dollars de chiffre d’affaires l’année dernière. Nos deux plus gros clients étaient à 10 millions de dollars, et cette année il seront à 20 millions. Nous avons ajouté deux éléments : Progmedia en Amérique latine et le studio de cinéma Caramel Pictures à Amsterdam.

Vous avez créé S4Capital très rapidement après votre départ de WPP (Martin Sorrell a été poussé à la démission après avoir utilisé l’argent de la société à des fins de gratifications personnelles). Aviez-vous préparé à l’avance ce rebond ?
Quand j’ai quitté WPP, j’ai décidé de me focaliser sur les points de croissance de l’industrie. WPP, Omnicom, Publicis, IPG et Dentsu ont tous les mêmes limites sur les activités à forte croissance, des limites dûes à leur modèle traditionnel. Ce qui m’a frappé lorsque j’étais à WPP, c’est que la croissance résidait dans trois activités : la « first party data », comme à Kantar Worldpanel, Lightspeed, ou Kantar Media ; les contenus numériques, comme à Mic Network ou AKQA ; et la programmatique, comme à Essence ou Xaxis. En prenant un peu plus de recul, on constate que la constitution du S&P 500 ou du CAC 40 a énormément évolué depuis quinze ans. Et ce qui a provoqué cette transformation, ce n’est pas le talent des CEO, ni l’efficacité des réductions de coûts, mais bien la capacité des nouvelles entreprises à s’orienter vers les activités à forte croissance. C’est ce que nous essayons de faire à S4Capital. La croissance numérique progresse à un rythme de 20%. Le digital représentera probablement 50% de l’industrie d’ici 2022. C’est la raison pour laquelle nous sommes purement sur le numérique. Ce n’est pas quelque chose qui a été activé avant que je quitte WPP, mais que j’ai constaté, et auquel j’ai très vite repensé au moment où je suis parti.

Vous avez créé presque entièrement WPP, à partir de 1985, et l’avez même décrit comme votre « bébé » sur le plan intellectuel. Avez-vous gardé un attachement émotionnel ?
Oui bien sûr. Tout ceux qui démarrent une entreprise gardent un lien avec les fondateurs, ou les différents managers. A la fin, il y a eu une cassure dans la relation avec le conseil d’administration. Cela a été le problème de base, qui a mené à la fuite d’éléments me concernant. Une personne du conseil d’administration les a communiqués à la presse. Ce qui a bien entendu rendu impossible la suite de la collaboration. Il était devenu impossible pour moi de continuer en raison de l’absence de confiance entre le président et moi-même, ou entre le conseil d’administration et moi-même. L’origine de la fuite n’a jamais fait l’objet d’une enquête, à ma connaissance, et c’est un point qui est déterminant dans l’analyse que l’on peut faire.

Ce qui est ironique, c’est qu’après notre précédente interview, en 2012, vous avez exigé un droit de réponse pour contester nos informations selon lesquelles vous étiez « poussé vers la sortie. » Finalement, ils ont obtenu ce qu’ils voulaient ?
Le conseil d’administration a beaucoup changé entre-temps.

Mais les actionnaires se sont beaucoup révoltés contre votre rémunération.
Ils l’ont validée. Durant tout ce temps, quels ont été les résultats du groupe ? La rémunération était à la mesure des résultats obtenus.

A une échelle différente, préférez-vous ce que vous faîtes aujourd’hui à la tête de S4 Capital que ce que vous faisiez ces dernières années à WPP ?
Les résultats parlent d’eux-mêmes. Nous générons beaucoup d’intérêt. Nous sommes dans le « sweet spot » de l’industrie. Quand vous regardez les problèmes auxquels font face Publicis et WPP… Quand quelqu’un comme Mark Read (NDLR : successeur de Martin Sorrell à la tête de WPP), depuis son siège de Londres, dit que les créatifs et le staff basés aux Etats-Unis ne sont pas assez bons, c’est contre-productif. Le management, ce n’est pas uniquement sur une feuille de calcul. Si vous pensez que vos services créatifs ne sont pas assez bons outre-Atlantique, vous ne le faites pas en restant à Londres, vous allez directement à New York, et vous essayez de les faire avancer.

Etre implanté aux Etats-Unis représente-t-il un avantage majeur par rapport à l’Europe ?
Aux Etats-Unis, IPG et Omnicom semblent en meilleure forme. L’une des raisons de leurs meilleures performances, c’est que ces deux sociétés sont basées en Amérique, qui reste le marché le plus important. Par ailleurs, quoi que vous pensiez du président Trump, le fait est que les réformes fiscales et réglementaires, ainsi que les programmes d’investissements, ont permis à l’économie américaine de croître de façon robuste. Beaucoup de gens manifestent des réserves fondamentales sur la personnalité de Donald Trump, ce que je peux comprendre. Mais d’un point de vue économique, sur ce que j’ai pu ressentir par exemple lors d’une réunion du Business Council of America avec les 100 plus grands CEO, son influence est très positive. Surtout si vous comparez l’administration Trump avec l’administration, dans leur rapport avec les entreprises.

Trump et Obama, deux visions opposées du business…
Obama n’avait pas un grand intérêt pour le business. Tout comme la Première ministre britannique Theresa May (NDLR : qui quittera ses fonctions fin juillet). Dans les deux cas, ces dirigeants sont uniquement intéressés par leur propre agenda, celui qui les arrange. Donald Trump comprend les entreprises, peut-être parce qu’il est un ancien magnat de l’immobilier. C’est un fait, que cela plaise ou non. Emmanuel Macron a la même vision des entreprises. Il a compris que les entreprises créaient de l’emploi, et que l’emploi stimulait l’économie. Macron est dans la même sphère que Trump, dans sa compréhension du rôle des entreprises dans l’économie.

La valeur des actions de WPP a été divisée par deux en deux ans. Cela a commencé à chuter un an avant votre départ. Changeriez-vous quelque chose si vous pouviez revenir en arrière ?
Il y a eu deux phases distinctes : d’abord celle qui a suivi la crise financière de 2008, avec un PIB mondial qui a baissé d’environ 1%, ce qui a amené les clients à contrôler davantage leurs investissements et leurs coûts. La deuxième phase est intervenue en 2016. C’était celle des plateformes en mode « walled gardens » (« jardins emmurés »). Google, Facebook, Amazon, Tencent et Alibaba ont tous vu leur croissance accélérer, mais avec des risques majeurs comme la sécurité en ligne, la vie privée, les ingérences dans les élections, etc. Ces plateformes ont donc décidé de construire des murs plus grands pour mieux protéger leurs données, et donc moins les partager. Les clients ont donc réduit leur investissement marketing, en raison des pressions sur les coûts. Ces plateformes ont rendu la relation directe avec le consommateur de plus en plus importante.

La publicité traditionnelle est-elle définitivement révolue ?
La publicité a été créée pour se situer entre le marchand et le consommateur comme vous et moi. Ensuite sont arrivés Walmart et Tesco, qui ont imposé une sorte de bloc entre le fabricant et le consommateur. Ensuite est venu internet. Tout le monde s’est d’abord réjoui de la relation directe que cela allait permettre. Mais les marchands en ligne Amazon, Tencent, Alibaba, Google ou Facebook ont fini par vouloir être ce nouveau bloc dans la relation avec le consommateur. La relation directe avec le consommateur est donc plus importante que jamais. Quand Nestlé achète les droits marchands de la marque Starbucks, quand Unilever rachète Dollar Shave Club, quand Coca-Cola achète Costa, ils essaient avant tout d’établir cette relation directe avec le consommateur. La vraie bataille, aujourd’hui, est celle de la data et du contrôle.

D’où la volonté des clients de redéfinir leur relations avec les agences…
Et c’est pourquoi le in-house, à la fois sur le media et le contenu, sont de plus en plus importants. Quand les murs des plateformes ont commencé à monter et que les plateformes ont refusé de partager les données, les clients ont conclu qu’ils devaient avoir plus d’expertise interne. A S4C, nous sommes différents d’un groupe comme Publicis, nous travaillons en toute transparence au côté des clients, avec une vision totalement différente de notre collaboration. Si les clients pensent qu’ils doivent avoir des compétences sur le contenu ou la programmatique intégrées au sein de leur groupe, nous acceptons de travailler avec eux sur ce point.

Du coup, la publicité et la communication reposent de plus en plus sur la data et les chiffres, et de moins en moins sur la créativité et l’intui… (il coupe)
Non! Ça, c’est « l’argument Don Draper », utilisé par tous ces gens qui regardent vers le passé avec des lunettes teintées en rose. La data nourrit la créativité, elle n’en est pas l’ennemie. Elle rend juste la créativité plus pointue, meilleure, plus précise, plus efficace. J’étais récemment à un repas d’affaires où les gens se plaignaient de la baisse de créativité. A un moment, une personne a même montré son téléphone et affirmé qu’il était impossible de faire des choses créatives sur un tel appareil. C’est faux ! Les technologies sont de plus en plus efficaces, nous créons maintenant des contenus spécifiquement pour ces nouveaux formats, adaptés, qu’il s’agisse d’iPads, d’iPhones, d’ordinateurs de bureau.
Nous ne devons pas nous limiter aux spots de 30 secondes à la télévision, nous devons nous adapter aux nouveaux formats.

Tout est tout de même plus compliqué qu’il y a 15 ou 30 ans.
Bien sûr, mais c’est ce qui nous rend justement plus importants. La complexité est une opportunité pour nous. Plus les choses sont complexes, plus les clients ont besoin de nos conseils. Le robot CEO n’est pas pour tout de suite, le jugement sera toujours particulièrement important, mais l’intelligence artificielle nous permettra d’être toujours plus efficace. Et c’est tant mieux.

 

Comment travaillez-vous avec les plateformes aujourd'hui ?  
Les plates-formes se comportent très différemment par rapport à il y a quelques années. Elles ne veulent pas être considérées comme des médias mais comme des entreprises technologiques. Facebook, par exemple, emploie 30 000 personnes pour surveiller le contenu éditorial. C'est une différence significative par rapport au modèle qu'ils avaient avant. Mark Zuckerberg a procédé à de nombreux changements, par exemple en s’orientant vers les messageries cryptés. Mais il aura toujours un modèle publicitaire, qui évoluera. Je pense donc qu'il est injuste de dire que Facebook n’a pas changé. Je dis depuis longtemps que ces géants sont pour nous des « frenemies », à la fois des amis et des ennemis. Google est un frenemy plus abordable, mais Facebook a commencé à faire preuve de plus de flexibilité. Amazon est encore assez rigide dans son approche. Et les clients ont du mal à accepter de voir Amazon consulter autant de données sur les ventes. Mais si vous pensez que c'est uniquement un phénomène occidental, allez donc en Chine, où le gouvernement chinois est irrité par Tencent et Alibaba. 

Leur domination économique est tout de même écrasante…
Les chiffres de ces plateformes sont significatifs. Ainsi, Google, l'année dernière, a généré 125 milliards de dollars de publicités ; Facebook, c’était 52 milliards ; Amazon, c’était 12 milliards. Ce sont les trois grandes plates-formes occidentales, dans un marché publicitaire numérique total s'élevant à 200 milliards. Si vous ajoutez les 12 milliards de Tencent, vous arrivez à 187. Quand vous ajoutez Snapchat et Twitter, ça fait encore 2 miliards supplémentaires. Toutes ces plate-formes sont vouées à continuer de dominer. J’ai échangé il y a quelques mois avec l’ancien secrétaire d’Etat français du numérique, Mounir Mahjoubi, qui m'a indiqué que les entreprises françaises devaient comprendre l’importance de la transformation numérique. Mais je ne pense pas que la France pourrait avoir son propre Google, son propre Facebook ou son propre Amazon. La seule chose qui pourra les arrêter, c’est la réglementation.

A propos de réglementation, comment faire la différence entre manipulation du comportement, qui semble de plus en plus courante, et publicité traditionnelle, où il s’agit simplement de convaincre ?
L’important est que le consommateur comprenne parfaitement ce qu’une publicité ou une navigation sur un site ou une application implique.

Est-ce vraiment possible ?
Il faut faire l'effort d'expliquer les conditions de la façon la plus fluide possible. À quand remonte la dernière fois que vous avez lu l’ensemble des conditions d'utilisation sur un site Web ? Lire 16 pages de conditions, c’est impossible, on sait tous qu’il faudrait y passer un mois entier. L’important est de faire en sorte que les consommateurs comprennent précisément l’utilisation potentielle qui sera faite de leur données. C’est un travail d’éducation. Des technologies révolutionnaires sont sur le point d’émerger, permettant par exemple de visualiser précisément les pensées des consommateurs, voire de les retranscrire en mots, à partir de la lecture des ondes cérébrales.

 

L’intrusion dans le cerveau du consommateur ne fait que commencer…

Ce que vous dites me rappelle ce livre « Hidden Persuaders », écrit par Vance Packard (1957). Les gens s’inquiétaient déjà à l’époque des techniques de publicité subliminale, où une image était flashée et reconnue par l’œil, sans que le cerveau ait le temps de la décoder consciemment. Ce que vous décrivez n’est que l’évolution logique de cela. D’ailleurs, de nos jours, nous produisons des publicités d’une seconde. Et les gens en rient. Une récente étude dans une revue scientifique a même estimé qu’un simple clin d’œil d’un sixième de seconde pouvait permettre de reconnaître quelque chose. Il est possible d’analyser la réaction neurologique à un message transmis sur un intervalle de temps très court. Dès lors que ces techniques ne sont pas utilisées par des mauvais acteurs, il n’y a rien de négatif.

Vous considérez-vous plus comme un créatif ou comme un businessman ?
Je ne peux pas me définir comme un créatif. Et un businessman, qu’est-ce que cela signifie ? J’ai créé une entreprise, puis une autre. Avant cela, je travaillais avec les frères Saatchi, et il se trouve qu’il étaient dans l’industrie publicitaire. Enfant, je n’imaginais pas que je travaillerais dans l’industrie publicitaire. C’est une industrie en mouvement constant, où vous êtes aussi bon que votre dernier service ou votre dernier produit, un peu comme dans le sport ou le divertissement. Les barrières à l’entrée sont donc très basses, il n’y a que le talent qui compte. C’est pour ça que cette industrie est aussi intéressante, dynamique, et ouverte aux minorités. Au tout début, je travaillais avec mon père, qui était commerçant. Nous nous appelions huit ou neuf fois dans la journée, alors que le téléphone portable n’existait pas encore. Avec mon plus proche ami, je passais mes week-ends à prospecter dans d’autres magasins ou à rencontrer ses fournisseurs. Certains m’ont beaucoup apporté, ont été de véritables mentors. Ce que je fais aujourd’hui est toujours passionnant dans un univers digital radicalement différent. La moyenne d’âge à MightyHive est de 25 ans seulement, et de 33 ans à Mediamonks.

Est-il facile de travailler avec vous ?
(Sourire). C’est probablement très difficile. Il faut le demander aux intéressés.

Quelles sont vos sources d’inspiration ?
Je lis moins de livres que je devrais le faire. Je lis beaucoup les journaux et magazines, en numérique principalement, et regarde les informations du soir. La créativité vient de partout. Je me souviens d’un petit ouvrage écrit par un associé de J. Walter Thompson, qui expliquait que la créativité consistait d’abord à s’imprégner de toutes les données d’un problème, d’absorber tous les faits, puis de renoncer à trouver la réponse ou de résoudre le problème pendant un certain temps. Autrement dit, de se relaxer. Et c’est la vérité. Mes meilleures idées, je les ai sous la douche. »

L’égalité salariale entre hommes et femmes à postes équivalents est-elle respectée à S4C ?
Nous n'avons pas d'écart de rémunération entre hommes et femmes. Au niveau des effectifs, nous sommes à 50/50. Mais nous avons besoin de plus de femmes au plus haut niveau de la hiérarchie, et nous projetons de désigner deux femmes de plus au conseil d’administration.

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