20h30 au centre commercial lyonnais La Part-Dieu, les boutiques sont fermées, les rideaux sont baissés, le spectacle peut commencer. « Dans la solitude des champs de coton » de Bernard-Marie Koltès, est joué entre Aubade et Decathlon. L'intrigue: un dealer et son client discutent de leurs affaires. Les spectateurs, avec leur casque audio, suivent le dialogue des deux comédiennes Anne Alvaro et Audrey Bonnet, sonorisées pour l'occasion.
Installer la culture dans un centre commercial, c’est le pari de Jean-Philippe Pelou-Daniel depuis quatre ans. Nommé à la tête du centre La Part Dieu en 2011, il a pu s’appuyer sur son ami Léonard Slatkin, directeur musical de l’orchestre de Lyon, pour l’aider dans son projet. «Les centres commerciaux sont souvent bannis par le milieu culturel», explique-t-il. Il a fallu s’imposer. Les concerts ont commencé pendant les fêtes de la musique puis se sont multipliés, comme en mars dernier avec les célèbres pianistes, les sœurs Labèque. L’idée est de démocratiser les arts dans un lieu de passage.
Pour la première fois, c’est une pièce de théâtre entière qui se joue jusqu’au 23 mai dans les allées du centre commercial. Ouvert pour l’occasion ? Non. «Nous ne fermons en réalité que de 23h à 1h du matin», explique le directeur. Le centre est en effet un lieu de passage. Après 20 heures, ce sont de 10 000 à 15 000 personnes qui passent, sur les 100 000 visites par jour que reçoit La Part Dieu. La pièce se joue donc alors même que le centre est ouvert. Et les comédiennes interprètent la pièce de Koltès en déambulant entre les passants. «Cela crée à chaque fois de la surprise», explique Jean-Philippe Daniel Pelou. Un spectacle vivant, bien vivant.
Pour le percussionniste de renommée internationale et metteur en scène de la pièce, Roland Auzet, le centre de shopping est plus qu’un espace commercial. «Ce n’est pas le diable! C’est un lieu de regroupement possible, une agora principale, publique, qui fait désormais partie de la société. Ce serait imbécile de le nier.» Surtout le soir, où il devient pour chacun un lieu nocturne, point de départ d’interrogation personnels et de réflexion, de déambulation.
L’idée est venue de lui. Le metteur en scène donne un point de vue à un texte, qui justifie tous ses choix. «En voyant le texte de Koltès à travers une relation, l’idée était de trouver un lieu de relation. Un lieu d’échange et de vie», explique-t-il. Le prisme du dealer et du client qui viennent pour une transaction s’insère également aisément dans un lieu de commerce.
«La relation et le théâtre doivent justement s’insérer dans la vie du centre commercial, avec les passants autour. Il faut laisser la vie se dérouler», continue-t-il. D’où le choix de ne pas fermer le centre pendant la pièce. Les passants ne viennent pas troubler la scène, mais y prendre part. «Avec les casques, les spectateurs ont également une relation au texte et au mots différentes», argue-t-il. La compagnie a déjà des propositions pour des gares, des aéroports, mais aussi d’autres centres commerciaux.
Pour Roland Auzet, c’est aussi le retour à une mission noble du théâtre : «porter la parole dans le plus grand nombre de configurations possibles». Un moyen de sortir du lieu fermé qu’est la scène théâtrale pour investir des lieux publics, ce que fait déjà le théâtre de rue. Ici, de manière plus organisée. Sur le plan financier, les locaux sont mis gratuitement à disposition de la compagnie des Célestins, qui organise le spectacle.
Les centres commerciaux, qui multiplient les projets pour devenir des lieux de vie et développer leur trafic, pourraient trouver ici une idée vieille comme le monde : revenir à la définition antique de l’agora, lieux de passages, d’échanges, d’expressions artistiques… voire politiques.
