Marketing
Autonomes de plus en plus tôt, fortement prescripteurs, consommateurs mais pas acheteurs, les enfants représentent une cible très convoitée. Mais pour l’approcher, mieux vaut multiplier les précautions. Muriel Jaouën @Murielja

Ils sont 5,5 millions en France. Les 4-10 ans représentent un colossal pouvoir d’achat, qui ne peut que susciter la convoitise du secteur marchand, et pas seulement sur les marchés qui ciblent spécifiquement les enfants. Derrière ces gros enjeux économiques se dessinent d’épineuses stratégies marketing. Car au-delà de leur poids commercial, les enfants ne sont pas une cible comme les autres. Si en termes d’usages, ils se montrent très tôt autonomes dans leurs choix et leur pouvoir de prescription, ils demeurent, tant du côté du porte-monnaie que du point de vue de la responsabilité juridique et morale, dépendants de l’ascendance parentale. Consommateurs, mais pas acheteurs. Pour les annonceurs, difficile dès lors de s’adresser directement à eux.

Les freins sont essentiellement éthiques. Si le débat sur la portée et l’encadrement de la publicité n'est pas nouveau, notamment en ce qui concerne les effets sanitaires, il s’est renforcé ces dernières années sous la pression des ONG et des associations de consommateurs. «Toutes les marques qui se sont risquées à entrer dans les écoles il y a quelques années ont fini par en ressortir. Aujourd’hui, les préventions sont sans doute plus marquées que jamais. Les annonceurs se montrent très frileux face à cette cible, craignant notamment les bad buzz sur les réseaux sociaux», souligne Antoine de Lasteyrie, directeur général de l'agence Fullsix Media.

Pression politique

Les études qui se sont accumulées sur les risques d’une surexposition enfantine aux messages publicitaires ont fini par peser sur les politiques publiques. Certains gouvernements ont interdit toute publicité destinée aux enfants, quelle que soit la nature de l’offre promue. La Suède et le Québec prohibent ainsi toutes les campagnes visant les moins de 12 et 13 ans en télévision. Au Danemark, la loi prévoit que les moins de 14 ans ne peuvent figurer dans les publicités télévisées que si leur présence est indispensable pour expliquer ou démontrer l'utilisation d'un produit. Ailleurs, les enfants ne peuvent jouer de rôle principal que pour présenter des offres qui les concernent (Espagne), qu’ils ne pourraient acheter eux-mêmes (Grande-Bretagne) ou relatives à la santé ou l’éducation (Finlande).

La France privilégie l’autorégulation des filières professionnelles, chargées de produire leurs propres codes de bonne conduite. Mais la pression est réelle. Pour parler aux enfants, il faut donc aussi, voire d’abord, s’adresser aux parents. L’impératif vaut également pour les métiers d’études, très contraints dans leurs protocoles. En-deçà de 7 ans, pas d’approche possible. Entre 7 et 13, les méthodologies quali et quanti intègrent nécessairement les parents. L’âge de raison pour les instituts est donc fixé à 13 ans. 

La multiplication des précautions se traduit par une nette tendance à la «familiarisation» des offres et des messages que certains secteurs spécifiquement «adultes», comme l’automobile, ont vite su retourner à leur avantage. Mais plus que les autres, certaines marques du food ont très vite fait de la valorisation de la famille un argument «signature». Ainsi, Kinder, Quick ou encore McDonald’s doublent régulièrement leurs dispositifs promotionnels d’une promesse d’expériences à vivre en famille. Un parti pris publicitaire opportuniste qui bénéficie d’un terrain sociologique favorable. «On est passé de l’enfant roi, à qui on cédait tout, à l’enfant partenaire de la consommation familiale», note Rénald Lafarge, en charge du Living Lab de Nova Child, un cluster d’innovation dédié à l’enfance. L’enfant est non seulement prescripteur, mais il est reconnu et admis comme tel.

Petits vieux

«Dans les stratégies de communication, il faut désormais intégrer de nouvelles triangulations: “enfant/parent/pour l’enfant” et “enfant/parent/pour le parent”. Finalement, cela ouvre des horizons», note Wanessa Dali, directrice du planning stratégique de Zenith-Optimedia France. À cette redistribution générationnelle des cartes s’ajoute une couche de difficulté supplémentaire, “intra-générationnelle” celle-ci: au sein même des 4-10 ans, les sous-segments d’âge ont également perdu de leur signification. «Le delta entre l’âge réel et l’âge perçu est de plus en plus important. Dans le cosmétique, on se perçoit plus jeune de 10 ou 15 ans, dans l’enfance, c’est l’inverse, on a tendance à s’identifier aux proches aînés, que ce soit dans la fratrie ou à la récré. Un “vieillissement” de la projection symbolique dont nombre d’études ont décrit le pendant physiologique, avec une accélération de la puberté», poursuit Wanessa Dali. D’où la nécessité d’adapter tous les codes, tant dans la teneur des contenus que dans les couleurs, le graphisme, la narration, le ton.

La montée en puissance de l’enfant dans les processus d’arbitrage de la consommation est à la fois l’effet et la cause d’une autonomie de plus en plus marquée et de plus en plus précoce des enfants. Au cœur de cette émancipation: la totale appropriation des outils digitaux. Dès 18 mois, les petits sont capables de déverrouiller une tablette ou un smartphone et de cliquer sur les icônes qui les intéressent. À 5 ans, ils savent aller sur n’importe quel site et à sept ils sélectionnent leurs vidéos sur YouTube. Selon l’étude Junior Connect d’Ipsos (avril 2015), si 12% des 7-12 ans sont équipés d’un smartphone, 29% des 1-6 ans disposent déjà de leur tablette personnelle et passent chaque semaine 3h40 en ligne. Les chaînes de télévision jeunesse Gulli (Lagardère) et Nickelodeon (Viacom) se sont d’ailleurs empressées de commercialiser leurs propres tablettes.

Prudence des réseaux sociaux

Quant aux réseaux sociaux, leur pénétration augmente clairement avec l’âge et ne devient véritablement significative qu’après 8 ans. En juin 2013, Nova Child estimait que 5% des 3-5 ans, 9% des 6-8 ans et 21% des 9-11 ans étaient présents sur les réseaux. Ceux-ci se montrent d’ailleurs très prudents dans leur approche. Rappelons que l’accès aux réseaux sociaux est interdit avant 13 ans. Après Google et Youtube qui annonçaient en fin d’année 2014 travailler sur des versions adaptées aux plus jeunes –pour finalement renoncer–, c’est au tour de Twitter de passer à l’action  le lancement en février 2015 d’une version Vine Kids de l’application Vine. Une déclinaison où les mini-vidéos sont disponibles exclusivement en visionnage et préalablement soumises à l’imprimatur d’une équipe de modération.

L’effet digital native n’a pour autant pas encore réussi à détrôner la télévision. «Elle reste le média de prédilection des enfants, même s’ils passent de moins en moins de temps devant. En 2014: 1h52 par jour, soit 8,2% de moins qu’en 2013, selon Médiamétrie», explique Gwendolyne Aubert, chargée d’études plurimedia chez Dentsu Aegis Network. Selon Junior City (avril 2014), 96% des 7-14 ans placent la télévision parmi les trois supports sur lesquels ils préfèrent regarder la publicité, loin devant l’ordinateur (34%), les magazines (33%), le cinéma (31%) et l’affichage (28%). Les enfants se montrent particulièrement perméables au modèle de la vidéo en ligne par abonnement (SVOD). Au dernier trimestre 2014, le poids de l'offre jeunesse dans les catalogues de Netflix, Canal Play et Jook Vidéo oscillait entre 38 % et 48 %, selon NPA. Des ratios qui ont sans doute encouragé TF1 a lancer en février 2015 le premier service de SVOD 100 % jeunesse, Tfou Max, destiné aux 3-12 ans. Le catalogue propose déjà 2 000 contenus, dont une grande partie en exclusivité, enrichis chaque mois d'une centaine de nouveautés.

Licences toutes-puissantes

Mais pour toucher les enfants, sans doute faut-il, plus que tout, savoir mobiliser leurs idoles: les super-héros. «Que ce soit dans le jeu, l’habillement où le food, les licences prennent de plus en plus d’importance dans les mécanismes de consommation», note Anne-France Mareine, commissaire général du salon annuel Kid Expo. Selon l’étude Junior Connect, le héros est le premier critère de choix pour 53% des enfants sur le jeu et le jouet. Attention toutefois. «Trop de licencing peut nuire à la lisibilité des stratégies marketing, voire aux marques elles-mêmes, exposées au risque de dilution de leurs propres valeurs», prévient Thierry Bretaudeau, Responsable Stratégie et Développement Commercial de Yakacéfè. Cette agence a développé un outil qualitatif, Li Sens, qui permet de croiser les caractères identitaires d’une marque avec ceux d’une licence, pour évaluer leur degré de compatibilité.

L’influence du cinéma n’a jamais été aussi forte dans l’industrie du jouet. Le cabinet NPD évalue à 12% la part des licences de film sur le marché du jouet –depuis le début de l’année 2015, soit une augmentation de 73% en deux ans! La sortie en salledébut juillet des Minions– troisième volet de la série culte Moi, moche et méchant a ainsi bénéficié d’un énorme soutien médiatique. Selon NPD, les ventes de jouets à leur effigie pourraient atteindre 15 millions d’euros de chiffre d'affaires. Quinze jours avant la sortie du film, les petits bonshommes jaunes s’étaient hissés dans le top 3 des ventes de licences de jouets, derrière La Reine des neiges et Star Wars.

Les marques de tous secteurs sont gagnées par la déferlante Minions. À l’image de Brossard, première marque nationale de pâtisserie pour enfants (29 millions de paquets vendus). «De mai à juillet 2015, nous avons lancé une importante opération promotionnelle: 1,8 million de lots porteurs, un important déploiement de PLV et un mini-site qui a accueilli plus de 36 000 participants en deux mois», détaille Olivier Cayrol, directeur de l’agence Rangoon. Mais les Minions pourront-ils résister à la sortie en décembre de Star Wars, univers transgénérationnel s’il en est? Ses ventes sous licence pourraient atteindre dès cette année 70 millions d'euros selon NPD, contre 55 millions l'an passé.

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