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Ils s'arrogent la quasi-totalité de la croissance digitale et investissent peu à peu tout l'écosystème publicitaire. A tel point que les marques en deviennent dépendantes. Un risque pour les agences? Enquête.

«Ouch», «oh», «really?»… Les réactions au tweet de Jason Kint, le CEO de Digital Content Next (syndicat de médias digitaux américains), publié la semaine dernière, ont été vives. Il présentait un tableau résumant l’évolution de la croissance du revenu publicitaire aux Etats-Unis, tirés des résultats financiers d’Alphabet, la maison mère de Google, et de Facebook, laissant apparaître les chiffres du «reste du marché» (rapport PWC pour IAB). Ainsi, entre les troisièmes trimestres de 2015 et 2016, Google s’est arrogé 54% de la croissance des revenus publicitaires américains, Facebook 45%, et les autres acteurs… 1%. Alors que le monde entier se réjouit de la croissance du digital dans la publicité, dont la part des investissements dépasse désormais tous les médias traditionnels, chacun commence à percevoir l’autre facette de la réalité: cette progression digitale est synonyme de croissance pour Google et Facebook. Quant au «reste», il n'en voit qu'à peine les miettes. Forcément, ça commence à gronder.

Google omniprésent, Facebook en embuscade

Les deux géants, vus comme des partenaires par tout le marché, s’arrogent donc quasiment tout le gâteau. Cette domination inquiète. L’Autorité de la concurrence française s’est autosaisie en mai 2016 pour enquêter sur le marché de la publicité en ligne et a demandé à ses acteurs de témoigner. «La consultation a été menée de manière assez remarquable par des personnes très calées,estime un patron qui a participé à l’enquête. Tous les contributeurs ont dû remplir un rapport détaillé de 45 pages concernant plusieurs domaines, de la data aux méthodes administratives, en passant par les pratiques commerciales.» Les résultats sont attendus dans les semaines qui viennent.

Si Bruno Lasserre, président de l’Autorité à l’époque, a clairement indiqué qu’il ne s’agissait pas d’une enquête antitrust, tout le monde avoue à mi-mot que vu l’état du marché, s’interroger sur le display revient à s’interroger sur les deux géants. «Google contrôle tout l’écosystème, s’insurge un patron de média. Il part des données du search et de l’analytics pour construire des profils d’audience. Il a ainsi créé toutes les technologies de ciblage, comme sa DSP Double Click Bid Management et sa SSP Double Click for Publisher.» Et bientôt arrivera sa solution de data management platform (DMP), qui devrait étendre encore plus son hégémonie. Cette présence accrue au sein de l’écosystème programmatique s’ajoute à la suprématie sur le search, avec Google Adwords, qui totalise environ 94% de part de marché en France. Sans parler du système Android, qui lui donne une bonne marge de progression dans le mobile.

Dans ce contexte, les annonceurs sont tentés de s’équiper en «tout-Google» et optent de plus en plus pour des solutions «full-stack», entièrement conçues par Google. «Les logiciels sont faits pour mieux fonctionner entre eux. Cela incite, notamment lorsqu’on veut travailler au niveau mondial, à passer par leurs solutions», explique un directeur de média digital. Et petit à petit, Google s’infiltre. Chez le géant de la cosmétique L’Oréal, il y a entre dix et quinze personnes de Google qui travaillent à plein temps. «Au sein d’autres annonceurs, des consultants de la firme assistent aux comités de direction», décrit un patron d’agence à la performance. Un niveau de complicité jamais égalé et qui fait verdir de jalousie les agences, qui ont peur de ne plus avoir aucun rôle à jouer dans le monde… de la publicité.

Chez Facebook, la présence au sein de l’écosystème n’est pas aussi marquée. «Il faut dissocier les deux acteurs pour le moment. Les solutions Facebook permettent de travailler au sein de son propre écosystème. Elles ne demandent pas le même niveau d’intimité», explique un dirigeant de plateforme programmatique. Mais Facebook est encore jeune dans le marché publicitaire. Sa position en termes de datas sociodémographiques, son appétence pour les systèmes fermés, sa progression et ses investissements en intelligence artificielle laissent entrevoir les mêmes ambitions que Google à moyen terme, avec des solutions professionnelles.

Des systèmes très performants

Une telle domination du marché pose un problème avant tout économique, en donnant trop de pouvoir à un acteur. «Si, demain, Google voulait augmenter de 20 centimes toutes les enchères, théoriquement, il pourrait le faire», déplore un patron d'agence à la performance. Sans que quiconque puisse réagir. Déjà, les deux acteurs occupent une véritable position de force. En octobre 2016, lorsque Google a perdu son accréditation du Media Rate Council (l'organisme américain qui valide la pertinence des services de mesure), cela n’a pas eu grande incidence. Idem quand Facebook a avoué qu’il avait surestimé l’efficacité des vidéos dans la mesure de ses audiences, au point d’arrêter l’adserving. «On peut noter qu’ils l’ont reconnu en toute transparence et ont pris des décisions pour changer ça. Mais cela n’a eu aucun autre impact. Ce serait arrivé à une société plus petite, elle aurait été grillée sur le marché», constate un expert de la data.

Mais pourquoi les annonceurs travaillent-ils tant avec eux? «Parce qu’ils sont incontournables, lance Emmanuel Brunet, le président d’Eulerian Technologies. Dans un monde globalisé, ils offrent une solution globale et simple qui fonctionne partout.» Ils ont investi le secteur B to B en se basant sur un business B to C. «Avec ses 1,3 milliard de personnes connectées, on ne peut concrètement pas faire sans Facebook», estime pour sa part Vincent Luciani, directeur général d’Artefact. Leur bonne image est aussi rassurante pour les décideurs. Pour un directeur marketing en entreprise, choisir Google ou Facebook est moins risqué. «Peu importe le résultat de la campagne, on ne lui reprochera jamais de travailler avec ces sociétés», argue un spécialiste du secteur.

«Leurs systèmes sont aussi très performants, note Emmanuel Arendarczyk, le directeur général France et Royaume-Uni de Netbooster. Les pure players fonctionnent en budgets marketing ouverts et regardent moins la dépense que le retour sur investissement dégagé. Alors, pourquoi se méfieraient-ils d’outil qui fonctionnent?» 

Même si la question de la partialité des outils de mesure revient souvent. «L’ennui, c’est qu’ils fournissent la solution publicitaire et le système de mesure qui va avec, déplore un expert du digital. S’ils se limitaient à l’efficacité publicitaire associée à leur propre plateforme, à la rigueur, ça ne poserait pas de problème. Mais Google, par exemple, mesure également les résultats des médias concurrents. C’est comme si à chaque match, c’était la même équipe qui fournissait l’arbitre!»

Conjoncture favorable aux deux firmes

Le marché milite donc de plus en plus pour l’ouverture des systèmes de mesure à des sociétés extérieures (Moat, Integral Ad Science…) pour vérifier les affirmations de ces colosses et éviter qu’ils ne donnent que les chiffres qu’ils ont envie de donner. Mais difficile d’avoir la moindre information. «Globalement, on nous explique les grandes lignes de l’algorithme, mais nous n’avons que peu de détails sur son fonctionnement: par exemple, lors d’une enchère, quel paramètres prime sur les autres, raconte un spécialiste de l’achat display. On voit que les prix ont augmenté, que telle décision a été prise et on doit faire confiance. Le marché ne peut pas reposer sur des boîtes noires! Pas à leur niveau.» Beaucoup militent donc pour que des tiers de confiance puissent se connecter à leurs systèmes permettant ainsi aux annonceurs de vérifier les résultats des campagnes, même si les récentes affaires les poussent à changer. «On commence déjà à sentir une volonté d’ouverture de leur part», tempère Stanislas Coignard, vice-président de la stratégie de S4M. La transparence, c’est pourtant ce qui fait aussi leur succès, mais plus au niveau du business qu'à celui des données. «Ils ne cachent pas le pourcentage qu’ils prennent et l’annonceur sait à quoi s’en tenir», assurent un patron de média. Cette attitude rassure les annonceurs, face à aux discours des agences médias en pleine reconstruction de leur modèle économique, passant d’un système de commission à la facturation au temps passé. Google profite donc à plein de la conjoncture et prend de plus en plus de place. «On ne va pas se le cacher. Un annonceur ne fait pas que mesurer ses campagnes de publicité, il voit aussi le résultat sur son chiffre d’affaires. S’il fait affaire avec eux, c’est que cela lui rapporte…»

Mais d’autres solutions existent. C’est d’ailleurs le rôle du Collectif de la performance et de l’acquisition (CPA), anciennement Syndicat des plateformes d’affiliation, de les valoriser. Il a vocation à représenter la profession des acteurs du marketing à la performance et, notamment, de «montrer qu’il existe une autre vie en dehors de Facebook et Google», indique son président, Guillaume Gélis (lire encadré).

Relation de dépendance

Car, à terme, c’est bien une relation de dépendance qui est en train de se nouer entre les annonceurs et ces entreprises. «On est en train de construire des junkies de Google et Facebook, avec un chiffre d’affaires biberonné à l’Adwords ou aux posts sponsorisés Facebook, s’énerve un consultant en digital. Ils vont devenir tellement dépendants qu’ils ne vont plus pouvoir s’en dépêtrer.» Mais la dépendance à un média est-elle réellement un problème? «Ça fait surtout peur aux conservateurs, estime Emmanuel Arendarczyk, de Netbooster. Se posait-on la question quand on concentrait son argent sur les chaînes télé? Ces questionnements sont cycliques dès qu'un nouvel entrant vient bousculer un ordre établi.» Le mythe derrière ces giga-entreprises y est forcément pour quelque chose. «A ceci près que lorsqu’un lessivier était obligé de faire la publicité TV, il était sûr que TF1 ne ferait pas un jour de la lessive», rétorque un expert des médias. Et que la concurrence médiatique existait. Or quel est le cœur de métier de Facebook et de Google? Difficile de répondre précisément à la question, ces entreprises étant sur tous les fronts. «Concrètement, un constructeur d'automobiles concède ses données à Google, en tant que partenaire média, alors que Google est lui-même en train de fabriquer des voitures de l’autre côté de l’Atlantique. Ne devrait-il pas le voir comme un concurrent?», s’interroge ce même expert.

Qui est Google pour l’annonceur? Voilà la question que doivent se poser les annonceurs afin d’établir le type de relations à avoir avec eux. Et peut-être se protéger. Mais il faut savoir raison garder et ne pas s’alarmer trop vite du risque de ces géants de se lancer dans le métier des annonceurs. Selon nos informations, une entreprise de comparateur de prix de voyage comme Booking dépense 1 milliard de dollars par an sur Adwords. Quel intérêt aurait Google à aller sur ses plates-bandes et à se couper de cette manne financière assurée?

Pour Franck Farrugia, à la tête de l’agence Re-Mind PHD, la dépendance à Facebook et à Google ne doit pas être surestimée. «Chaque brique a un niveau d’implication différent. Par exemple, la solution d’Adserving est bien moins risquée que la solution de DMP, qui sera en lien avec tout l’écosystème de l’annonceur, estime-t-il. En revanche, choisir de s'enfermer avec un acteur plutôt qu’un autre peut être handicapant dans un monde digital qui évolue très rapidement. Il faut savoir garder de la souplesse et de la réactivité pour travailler avec les meilleurs.»

L'écosystème français a des solutions

Le Collectif de la performance et de l’acquisition est le nouveau nom du Syndicat des plateformes d’affiliation. Son rôle est de représenter l’écosystème français du marketing à la performance, et donc, digital. Il comprend 180 adhérents, dont 45 actifs. «Nous voulons mieux faire valoir ce métier encore trop méconnu, montrer la richesse de l’écosystème français, et qu’il existe une vie en dehors de Facebook et Google, explique Guillaume Gélis, son président et patron de réseau de marketing à la performance Zanox. Chaque année, les annonceurs investissent de plus en plus sur ces deux acteurs, sans forcément se poser la question des acteurs indépendants, qui sont pourtant tout aussi efficaces et créent de l’emploi en France.» Ceux-ci travaillent ainsi à rendre leurs solutions plus simples et plus interconnectées pour fluidifier la mise en place des solutions. Et aussi à éduquer les annonceurs afin d’avoir bien conscience de l’écosystème et de ses conséquences.



Google, une structure gigantesque

Google.com, Android et Gmail permettent d’établir des profils d’audience et récupérer des données consommateurs.

Analytics est l’outil de mesure de Google qui quantifie le trafic, les conversions et même les résultats des campagnes publicitaires.

Adwords est le système d’annonces au sein du moteur de recherche.

Double Click est la suite programmatique du géant, comprenant Double Click Bid Management, l’outil de DSP, et Double Click for Publishers, l’outil de SSP. Chacun permet de cibler et de vendre aux enchères des impressions display.

Un réseau publicitaire au sein de ses services (Gmail, Map…)

Adsense, un réseau publicitaire accessible pour tous les sites internet auquel s’ajoute Google Display Network, qui multiplie les formats, ce dernier disponible sur mobile et contiendra d’ailleurs un format native.

Audience Center, qui sortira prochainement, sera la solution d’Audience Management Platform de Google (comme une DMP, mais avec des profils anonymes), qui combinera toutes les données, impressions et formats du réseau Google.

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