Communication
Confrontée à l'évolution de la société et à la concurrence, la grande distribution a définitivement quitté le discours autour du prix. Elle s'autorise d'autres messages sous d'autres formats. Mais à quel risque ?

La grande distribution adore les ronds-points. Ils sont toujours synonymes de trafic et de clients potentiels. S’y implanter constitue l'une des règles de base du commerce. Or, depuis plusieurs mois, les enseignes semblent décliner la métaphore du rond-point également en communication. Quittant le chemin toute tracé du « prix » qu'elles ont emprunté ces dernières années, les voilà qui bifurquent vers de nouvelles voies. « Il y a eu un changement assez rapide et général sur les discours des grands distributeurs », observe Vincent Leclabart, PDG de l’agence Australie, agence de E.Leclerc depuis plus de dix ans.

Tout a commencé avec la campagne « J’optimisme » de Carrefour, il y a deux ans, qui mêlait encore le prix à des arguments aspirationnels (voix d’enfant, grande musique...). Les autres enseignes ont aussi pris le virage de l'émotion : Auchan avec DDB («La vie que j'aime») puis Système U avec TBWA\Paris. En 2016, cette dernière diffusait un film (« Générations heureuses ») avec des bébés qui reprenaient en pleurant le célèbre refrain de La vie en rose sur le thème du « mieux consommer ». En janvier 2017, c’était un film d’animation où des monstres, représentant des substances « nocives », étaient bannis des rayons de Système U. Dans la forme, la distribution s’autorise des choses qu’elle n’aurait jamais osé avant. Citons Carrefour, qui a récemment épinglé ses concurrents pour les « féliciter d’enfin s’engager » sur la qualité alimentaire. « C’est une de nos préoccupations depuis longtemps ! » argue Philippe Thobie, directeur de la communication de Carrefour.« Nous avons pris le parti de nous en amuser un peu. »


Autre initiative notable, celle d'Intermarché qui s’est offert en mars un court métrage en guise de publicité. Une histoire d’amour sans parole, entre un jeune homme et une caissière. Le tout sur fond de « bien manger », le jeune homme gagnant le cœur de la belle en passant du régime pizza aux salades vertes. Le film de trois minutes, réalisé par l’agence Romance (DDB), suivrait presque la voie des enseignes anglo-saxonnes et leurs campagnes diffusées pendant la période de Noël. « L’histoire d’amour constitue la colonne vertébrale du film. Ici, le magasin, les produits, l’enseigne elle-même, ne font que partie du décor », analyse Christophe Manceau, Insights & Clients services director, advertising intelligence chez Kantar Media. De quoi améliorer la côte d’amour des Mousquetaires.

Vivre la vie locale

Chez Système U, c’est une téléréalité qui est sortie le 12 avril de la boîte à idée : « A l’épreuve du goût ». L’agence TBWA Paris a imaginé un concours « pour mettre en avant l’excellence et le savoir-faire artisanal des professionnels de l’enseigne ». Elle sera animée par Christophe Beaugrand, la superstar des productions du groupe TF1. Dans la droite ligne des émissions comme Top Chef, l’émission cherche à créer de l’attachement aux employés du groupe, tout en valorisant l’expertise culinaire. « Les enseignes cherchent à humaniser leur discours et à prendre pied dans la vie locale. Elles veulent être en dialogue direct avec le consommateur. D'où cette volonté de privilégier l’émotion », résume Christophe Manceau. Les messages, eux, peuvent différer. Entre expertise, responsabilité sociétale, qualité des produits, valorisation du commerce local, ou discours RSE, les enseignes se recentrent toutes sur la qualité de la consommation. Au point que E.Leclerc va jusqu’à parler de « consommation responsable », un concept qui n'est pas loin du grand écart avec la vocation première de la grande distribution : acheter de gros volumes pour offrir de petits prix.

Mais pour les enseignes, il n'y a plus d'échappatoires. « Ce n’est pas que le prix ne compte plus, mais il y a un éveil des consciences » justifie Philippe Thobie. « Les Français sont inquiets. Et les médias mettent en avant un certain nombre de problématiques liées à l’agriculture. » Aux distributeurs, donc, d’y répondre. Carrefour lancera prochainement une campagne digitale, où des enfants iront vérifier sur le terrain des questions de société : l'incidence des OGM, quid du bien-être animal, etc. Autant de problématiques sur lesquelles l'enseigne veut s’engager.

Coup d'éclat

Ce changement de discours s’accompagne aussi d’une évolution des plans médias. Plutôt que de jouer la répétition en TV, Intermarché n'a diffusé son film de 3 minutes qu’une seule fois, un vendredi soir, avant d’inonder les réseaux sociaux. Les Mousquetaires se sont offert un buzz gigantesque en quelques jours : 8,6 millions de vues, quelques 37 000 partages et plus de 6500 commentaires, rien que sur Facebook. Niveau engagement, c’est réussi.

Système U, pour sa part, a inauguré le repositionnement de la régie TF1 en tant que « content marketplace ». Si l’idée a déjà été utilisée par d’autres enseignes, le programme de 14 épisodes bénéficie d’un plan média tout nouveau. Diffusé sur la plateforme MyTF1, il comprend des spots TV sur les chaînes du groupe TF1, de la promotion 4 écrans sur MyTF1 et une vague en radio. « L’objectif est de créer énormément de visibilité et d’engagement », explique Emmanuel Jacquet, directeur commercial de l’agence My Media, qui a élaboré le plan. « Clairement, en distribution, le digital, souvent perçu comme un média de complément, est désormais considéré comme un média de masse », analyse-t-il. La distribution est pragmatique. « Elle se moque de la course à l’innovation, ne cherche pas à être la première sur le digital. Elle n’y va que lorsqu'elle est sûre qu’il y aura du business derrière » ajoute-t-il. 

 

Mais ce revirement a d'autres causes que la seule évolution de la consommation média des consommateurs. « Le non-alimentaire a fortement décéléré en magasin. Les supermarchés font de moins en moins de chiffre sur ces produits », analyse Yves Marin, consultant pour le cabinet Wavestone. S’il frisait les 30% du chiffre d’affaires des hypermarchés en 2010, il atteint aujourd’hui à peine les 20%. Finies, donc, les piscines de jardin, les enseignes se recentrent sur les fruits et légumes, et redeviennent les halles de la France. Un changement de stratégie qui libère également de la place en rayon, pour valoriser les offres de produits frais - légumes, découpes, boucherie...

Sans oublier, également, la concurrence. Outre l’essor des circuits courts, la silhouette d'Amazon se profile dans le rétroviseur. « Amazon va attaquer sur l’alimentaire en 2017-2018 » augure Christophe Manceau. « Les enseignes cherchent à se différencier. Elles préemptent l’authenticité face au géant américain, valorise le local, le lien physique du magasin. Sur tous ces sujets, Amazon aura du mal à rattraper son retard. »

Priorité à l'économie

Mais sur ce registre, la communication a tendance à s’uniformiser. « Ce qui est frappant, c’est que les ADN de marques ne sont pas toujours respectés » estime Vincent Leclabart. « Au contraire, tout converge. Dans la forme, on est passé de campagnes très comparatives, très concurrentielles, à quelque chose de beaucoup plus gentillet ». Gabriel Gaultier, fondateur de l’agence Jésus et Gabriel, se montre, lui, encore plus sévère. « La vraie question, c’est ce qui se passe au-delà de la posture ? Est-ce que ça suffit de dire aux gens qu’on les aime et qu’on va leur glisser des blagounettes sur les packs ou des films de trois minutes gnangnan pour résoudre leur problème central de pouvoir d’achat ? Trop de novlangue corporate va finir par faire ressember le discours des marques de distribution au discours des hommes politiques. Et on voit où on en est… » 

Mais n’oublions pas qu’en distribution, le gros des investissements publicitaires ne se fait pas dans les campagnes de marques. « L’essentiel se situe sur la publicité commerciale »recadre Vincent Leclabart. « Le prospectus, les affiches autour des magasins, la radio... On n’en parle pas ou que très peu, pourtant ! » Peut-être parce que ces canaux se concentrent avant tout sur l’image-prix… Quoi qu'on en dise, le porte-monnaie reste la préoccupation première des Français. L'avantage des ronds-points, c'est qu'on peut facilement faire demi-tour. 

Lidl ose la comparaison

Lidl mise gros sur la communication. Contrairement à ses concurrentes, l'enseigne garde le parti du positionnement prix, et a même osé la publicité comparative. Mais la voilà qui se retrouve assignée en justice par Prodimarques pour non-respect de la publicité comparative. Quoi qu’il en soit, ses investissements colossaux – elle est désormais le deuxième annonceur de France – ont l’air de payer : Lidl pointait à 5,6% de parts de marché pour le mois de mars (contre 4,6% en 2013) et gagnait 477 000 clients en mars, selon KantarWorldpanel. Mais est-ce suffisant au regard de la somme déboursée ? Lidl a dépensé 415 millions d’euros en médias en 2016, selon Kantar Media. 

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