achat d'espace
Et si les interactions entre marques et internautes n’étaient pas si spontanées que cela? Sur les réseaux sociaux, il est possible d’acheter des «like», des «vues», des «share» et des «followers». Enquête.

Six millions de vues «achetées sur You Tube» pour promouvoir son dernier spot publicitaire «Baby & Me»: la déclaration de Michaël Aidan, vice-président marketing de Danone Eaux et patron du digital pour le groupe Danone, mi-juin à Cannes, en plein Festival de la créativité, lors d'une conférence sur la saga publicitaire Evian, n'est pas passée inaperçue. La réalité est en fait plus subtile. Et en faisant le tour des connaisseurs de l'achat d'espace publicitaire, on s'aperçoit que ce cas est loin d'être unique.

Sur les réseaux sociaux, les marques peuvent, pour la première fois, parler en direct à leurs prospects et clients, et réciproquement. Mais même dans cet univers enchanté et un rien libertaire, les multiples formes d'interactions entre internautes et marques sont loin d'être purement spontanées, naturelles, bref, «sociales». C'est même devenu un espace d'achat média comme un autre. Stratégies a tenté d'y voir plus clair, quitte à démystifier (un peu) cet idéal de relations spontanées et non-monnayées sur les réseaux sociaux.

Le «business» de «followers» Twitter ou de «fans» Facebook est devenu monnaie courante sur Internet. Chez les «people», les politiques… et bien sûr les marques. Il est tentant en effet de s'acheter un paquet de followers ou de fans quand on ouvre tout juste son compte Twitter ou sa fan-page Facebook. Côté politique, il y avait eu l'exemple de Mitt Romney, candidat républicain à l'élection présidentielle américaine, en 2012.

Un phénomène notoire, donc. Du moins au sein du microcosme de la communication. Ce marché «gris» est en plein développement: sur le Web, les sites américains ou français proposant d'acheter des milliers de contacts pullulent (socialkik, usocial, fanbullet, booster-trafic-site.com…). Sur Twitter, plusieurs comptes comme @Achat_Followers conduisent à des sites de ventes en ligne proposant des offres aux internautes. Toute marque ou personnalité souhaitant se faire «mousser» peut ainsi s'offrir une fausse e-réputation à peu de frais: comptez 75 euros les 10 000 followers Twitter, 23 euros les 500 fans Facebook, 300 euros les 2 000 «+1» sur Google, 95 euros les 90 000 vues sur You Tube.

Evidemment, l'achat de fans est la méthode la plus courante pour gonfler sa communauté. Seulement, voilà, ces fans achetés sont souvent des personnes fictives sans intérêt pour la marque, tels des robots ou des internautes payés au «like». Certaines agences s'appuient sur une base de données d'utilisateurs, créent de faux comptes ou procèdent à du «clickjacking» douteux. Objectif: doper artificiellement sa portée et son statut social.

Le phénomène est tentant face au développement fulgurant du réseau social Twitter. Une «notoriété chiffrée» propre aux réseaux sociaux y contribue largement. Elle s'est accentuée avec le développement d'outils comme Klout, qui délivre un «score d'influence» à partir du nombre d'interactions que génère un internaute sur les réseaux sociaux.

Plus encore, la pression des entreprises, du service marketing à la direction générale, pour avoir des «chiffres factuels» quant à leur e-réputation ne fait qu'accélérer le mouvement. Tout le problème est là: «Les marques cherchent à justifier un retour sur investissement (ROI) “social” à court terme sur les réseaux sociaux. Aussi parce qu'en interne, cela leur permet de justifier leurs budgets marketing», souligne Grégory Pouy, consultant indépendant.

«On est dans l'ère du buzz: tout se compte. Les entreprises se focalisent sur des indicateurs visibles. Les plus grandes agences de communication, de “social media”, recourent à de telles pratiques, on est dans un marché de chiffres», assène Cédric Deniaud, consultant et cofondateur du cabinet The Persuaders. Ce «marché du chiffre» aurait favorisé l'émergence de «microjobs» d'une nouvelle génération (lire page 14) sur des plates-formes.

«Dès le début du Net, on était dans un modèle d'achat à la performance. Du coup, on retrouve ce modèle sur les réseaux sociaux: les agences aimeraient ne payer que si la personne “like” ou “share” un contenu. Mais il y a des phénomènes de triche, dès lors que des sociétés veulent une modification du compteur de vues ou de fans», estime Arthur Kannas, PDG de l'agence Heaven.

En août 2012, pour mieux dénoncer ces pratiques, ce dernier a créé une fausse marque: «Planète Mars kebab: le kebab n°1 sur Mars!» Elle a réussi à se créer une notoriété purement virale: plus de 100 000 vues sur You Tube (pour seulement 24 votes des spectateurs) pour sa vidéo amateur («sans intérêt», précise-t-il), 15 000 abonnés sur son compte Twitter… avec un budget de seulement 700 euros. Ce «business» offre des espaces publicitaires qui ne disent pas leur nom: «On peut trouver au marché noir sur Internet des achats de “pins” Pinterest, de “share” Facebook, de “+1” Google…», remarque Arthur Kannas.

«Aucun intérêt à forcer les conversations»

Pour les agences médias, les réseaux sociaux sont des médias comme les autres. Simplement, les consommateurs peuvent prendre l'initiative, eux-mêmes, de «viraliser» un contenu en le faisant circuler, en le commentant… Bref, en suscitant le fameux «engagement», où l'internaute va converser autour d'un contenu, le commenter…

Mais à l'image des médias traditionnels, il est souvent bon d'«amorcer la pompe», déclarent toutes les agences médias. Et ce, en achetant – un peu – d'espace publicitaire. «Vous avez toujours besoin de faire du “paid media” [expositions publicitaires achetées par la marque] pour atteindre l'“earned media”[exposition dont bénéficie gratuitement une marque sur les réseaux sociaux]», estime Christophe Dané, directeur général en charge des activités digitales chez Omnicom Media Group (OMG).

«Même sur les réseaux sociaux et sur You Tube, on est obligés d'investir en “paid media” pour faire décoller un phénomène. C'est un mythe de dire que le contenu va se “viraliser” tout seul», ajoute Laurent Foisset, directeur général d'UM/Mediabrands.

Quelles sont les pratiques? A partir de quel moment y a-t-il triche? Acheter des faux followers, des fans, des likes, officiellement, c'est mal! Les grandes entreprises ont très peu d'intérêt à le faire et ont davantage à perdre qu'à gagner si quelqu'un découvre leur petit arrangement. Et pourtant. «Les tweets, les likes sont achetés en fonction de leur capacité de résonnance. C'est de l'achat d'espace publicitaire. On le fait. Je pense que toutes les agences le font», estime Bertrand Beaudichon, vice-président d'OMG France.

C'est promis, «on est tous revenus de ces courses aux fans. Ces pratiques grises vont s'estomper, assure Christophe Dané. Quelles limites fixe-t-on dans les modes d'achat? On a en quelque sorte un rôle de régulation à jouer. On ne peut pas tricher sur les réseaux sociaux, on finit toujours par se faire avoir.»

Qui régule? Après tout, la recommandation de l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), qui stipule qu'«un message publicitaire ne saurait induire le public en erreur sur l'identité de son émetteur et sa qualité», est censé contrer ces pratiques. Tout comme, aux Etats-Unis, la Federal Trade Commission a publié en mars, pour la première fois depuis treize ans, un ensemble de directives concernant les avertissements de publicité sur les médias sociaux. En ligne de mire: la multiplication des tweets sponsorisés de starlettes, telle Kim Kardashian (17,9 millions de followers), qui diffusait sur Twitter, le 27 mai dernier, une photo d'elle en train de mettre du baume à lèvres EOS.

On se souvient du cas Orangina, mise en cause en février 2012 avec son agence Fred & Farid pour avoir recouru à de faux profils pour booster sa page Facebook. Sur ses presque 300 000 fans, un certain nombre, extrêmement actifs, étaient probablement des «fakes», selon le blog Coup de pub. «Notre stratégie sur les réseaux sociaux consiste à créer une conversation de qualité, il n'y a aucun intérêt à forcer les conversations», précise aujourd'hui Pascal Crifo, CEO de Fred & Farid Media.

Plus récemment, lors du Festival de la créativité à Cannes, le cas Evian et ces 6 millions de vues «achetées» sur You Tube a fait débat. «C'est un “mix” entre You Tube et Ebuzzing, une plate-forme de “seeding” vidéo, sans aucun format imposé. Je ne peux en révéler le coût. Mais, pour un lancement mondial, il était inférieur à celui d'une vague TV en France», précise à Stratégies Michaël Aidan, de Danone. «On le savait tous, il est intéressant qu'Evian ait dit officiellement y avoir recouru», lâche un consultant.

Nouvelle génération de plans médias

Mais qu'est-ce au juste que le «seeding» vidéo? Une méthode de diffusion à succès, et tout à fait légale, qui émane d'entreprises, comme Unruly ou Ebuzzing, et même You Tube. En clair, celles-ci proposent la diffusion de vidéos publicitaires auprès de leurs partenaires, via «des plates-formes, comme Wordpress, des blogueurs ou des sites, comme Confidentiels.fr, qui sont rémunérés au “click to play”[nombre de vues ]», précise Dorota Smaggia, directrice générale France d'Unruly. C'est le cas aussi de la plate-forme de blogs Overblog ou des plates-formes de «jeux sociaux», comme Zynga chez Ebuzzing. L'agence mesure le nombre de partage par les internautes sur les réseaux sociaux (nombre de tweets générés, etc.), sans les rémunérer. «C'est une forme d'affiliation qui favorise le partage de ces vidéos sur l'ensemble des réseaux sociaux», précise Christophe Dané.

La technique du «seeding» vidéo est un bon exemple d'une sorte de pratique d'achat d'espace pensée pour des campagnes ou des conversations virales. Des agences médias telles qu'OMG travaillent d'ailleurs avec ces sociétés. Preuve que le «social» devient central dans les logiques de plans médias sur les réseaux sociaux, plusieurs agences médias se dotent d'entités à cet effet: Omnicom Media Social Club chez OMG, Socialyse chez Havas Group…

Parallèlement, les Twitter, Facebook, Pinterest et autres Tumblr (tout juste acquis par Yahoo) ont bien compris qu'il fallait proposer de nouveaux services premium aux annonceurs pour monétiser leurs services, avec des alternatives aux traditionnelles bannières publicitaires. Ils tentent donc de développer des formats publicitaires appropriés. Twitter a ainsi lancé les hashtags sponsorisés: les marques peuvent acheter certains «mots-dièses», qui précèdent un mot ou groupe de mots et qui permettent, lorsque l'on clique dessus, de répertorier toutes les conversations.

Mieux: une nouvelle génération de plans médias liés à la «social TV» commencent à émerger. Et ce, alors que les internautes sont toujours plus nombreux à commenter, depuis un second écran (smartphone, tablette), sur les réseaux sociaux, et en particulier via Twitter et Facebook, des programmes toujours plus divers (télé-réalité, séries, reportages, etc.). D'où l'intérêt pour les marques de pré-acheter des hashtags sponsorisés en fonction des programmes TV. Déjà, l'agence OMG a testé en mars le concept en achetant pour son client Hasbro le mot-clé Furby, du nom de la peluche présente dans la nouvelle saison du jeu de télé-réalité The Voice. En tout cas, il s'agit d'un marché prometteur: «Les prix d'achat des hashtags sponsorisés varient en fonction de l'offre et de la demande. On va forcément aller vers un achat aux enchères pour certains d'entre eux», estime Christophe Dané, d'OMG. Facebook, pour sa part, a revu le nombre de ses formats publicitaires, passant de trente à quinze. Il propose des formats tels que les «promoted posts» (posts sponsorisés) et a introduit aussiles hashtags.

En même temps, tous les réseaux sociaux lancent régulièrement des campagnes contre les «faussaires». Car ces pratiques, en faussant les statistiques, portent atteinte aux règles de base de cet écosystème et à sa crédibilité. En août dernier, Facebook déclenche une campagne pour débusquer les faux profils Facebook et les faux fans sur les pages du réseau. Plus récemment, en décembre dernier, You Tube a sanctionné des maisons de disques soupçonnées de truquer le nombre de vues de vidéos de certains artistes.

 

Sous-papier

Plate-forme de «microjobs», l'autre rémunération au clic

Des internautes qui travaillent à domicile se voient confier, via des «bourses à l'emploi» sur Internet, des missions ponctuelles de 24 à 48 heures et sont rémunérés à la tâche. Bienvenue dans le monde des «microjobs», une de ces activités parallèles générées par le Web et les médias sociaux.

«Vous trouvez nombre de plates-formes de microjobs sur Amazon, par exemple, où les “jobs” sont des missions telles que cliquer sur une fan page Facebook ou créer des faux comptes Twitter», explique Cédric Deniaud, consultant indépendant. Mechanical Turk, le site d'Amazon pour les «microtâches», Elance.com, Odesk.com ou Gigbux.com sont de ces places de marché virtuelles où les internautes peuvent offrir leurs services pour 5, 10 ou 20 dollars. Les propositions des internautes sur Gigbux.com: billets de blogs, commentaires élogieux sur des forums, redesign de logos, etc.

Des sortes d'employeurs virtuels qui regroupent des masses d'internautes disséminés à travers le monde: 3 millions sur Odesk et 2,5 millions chez Elance, originaires d'Argentine, du Brésil, d'Indonésie, du Mexique et des Philippines, évoquait dernièrement The Economist.

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