Après cinq ans d'attente et un budget hollywoodien, le jeu vidéo mythique rafle la mise. En continuant à cultiver le filon subversif. Enquête sur les ressorts d'un succès planétaire.

Depuis la mi-septembre, le secteur du jeu vidéo connaît un tsunami. Les chiffres de ventes du cinquième opus de Grand Theft Auto (GTA) ont en effet de quoi donner le vertige. Lancé le 17 septembre avec 2,5 millions de précommandes, GTA V a généré 815 millions de dollars de recettes pour plus de 11 millions d'exemplaires vendus en 24 heures, comme s'en félicitait dès le lendemain son éditeur, Take-Two Interactive.

Seize ans après la version originelle, le jeu vidéo d'action et d'aventures développé par l'équipe de Rockstar Games, l'un des deux labels de Take-Two Interactive, battait ainsi le précédent record de 500 millions de dollars amassés le premier jour et établi l'an dernier par Call of Duty Black Ops, en attendant que celui-ci relève le challenge (lire le sous-papier). Dans la foulée, GTA V annonçait avoir dépassé en trois jours le cap du milliard de dollars de recettes.

Après six semaines, près de 29 millions d'exemplaires s'étaient écoulés. Il avait fallu plus de cinq ans à Take-Two Interactive pour vendre 25 millions de GTA IV, sorti en 2008. L'éditeur récoltait encore 500 millions de dollars début octobre, dans les jours ayant suivi l'ouverture du jeu multijoueur en ligne (qui s'est pourtant accompagné de quelques bugs techniques). N'en jetez plus!

Rockstar Games a, il est vrai, déployé les grands moyens pour convaincre le public que la franchise GTA, qui en est à sa quinzaine de jeux, restait la référence des «gamers»: trois cents personnes se sont consacré à son développement, 265 millions de dollars ont été dépensés dans sa conception et en marketing, un investissement qui place GTA V sur le podium des productions culturelles, aux côtés des plus gros blockbusters du cinéma, comme Pirates des Caraïbes 3 et Avatars.

« Le lancement de GTA V a bénéficié d'une large couverture, jusque dans les médias généralistes, qui abordaient auparavant les jeux vidéo uniquement par la problématique de la violence, relève Olivier Mauco, enseignant en science politique, auteur de GTA IV, l'envers du rêve américain (Editions Questions théoriques, 2013). En faisant circuler ces chiffres, «Rockstar savait que même les journalistes non joueurs aborderaient le sujet», poursuit le chercheur. La première recette pour réussir le lancement consiste déjà à communiquer sur l'engouement qu'il suscite…

Pour ce faire, GTA peut s'appuyer sur la communauté de gamers qu'il s'est créé via les 130 millions d'unités écoulés dans le monde depuis 1997. Certains gagnent leur vie en mettant en ligne sur You Tube les vidéos de leurs performances dans les villes virtuelles. Les accros ont patienté durant cinq ans, avec depuis deux ans des rumeurs et des vidéos relayées par les journalistes et les sites spécialisés pour les tenir en haleine.

La transgression

Rockstar Games communique peu ou pas avec les médias, estimant que le produit parle de lui-même. D'ailleurs, nos demandes d'entretiens pour cette enquête sont restées lettre morte. «Comme le prochain Star Wars, GTA bénéficie de fans capables de patienter plusieurs années entre les épisodes, estime Julien Villedieu, délégué général du Syndicat national du jeu vidéo. La sortie du dernier volume a été repoussée de plusieurs mois. Pourtant, le “buzz” se fait naturellement car, à chaque fois, il casse les codes du jeu, s'autorise beaucoup de liberté et se montre subversif.»

GTA V a respecté une tradition instaurée avant même la création de la franchise: la transgression. «Tous les jeux reprennent les thématiques des jeux d'enfants, de la guéguerre pour Call of Duty aux poupées avec les Sims, en passant par les gendarmes et les voleurs dans GTA, analyse Michael Stora, psychologue et psychanalyste, cofondateur de l'Observatoire des mondes numériques en sciences humaines (OMNSH). Mais GTA met en scène nos pulsions transgressives, permet d'incarner un gangster et de faire ce qu'il nous est socialement impossible de réaliser.»

Ce jeu n'hésite pas à repousser les limites. Dans la dernière version, une mission consiste à torturer un terroriste présumé pour obtenir des informations. Cette possibilité a provoqué de vives réactions. «Rockstar a franchi une ligne en forçant les gens à prendre le rôle d'un tortionnaire et à effectuer une série d'actes indescriptibles», a dénoncé Keith Best, directeur de l'ONG Freedom from Torture. Le vice-Premier ministre britannique, Nick Clegg, a estimé que «les jeux comme GTA peuvent avoir un effet corrosif sur le comportement des joueurs».

«Stratégie marketing aussi radicale que le jeu»

Sam Houser, fondateur de Rockstar, est coutumier de ce genre de polémique. En 2005, GTA San Andreas avait proposé des pratiques sexuelles virtuelles aux joueurs. L'amusement lui avait coûté 20 millions de dollars, après une poursuite judiciaire entamée par certains actionnaires. Mais, avant même le lancement du premier jeu, ses initiateurs utilisaient déjà le même type de procédé pour émerger. «Pour Sam Houser, GTA avait besoin d'une stratégie marketing aussi radicale que le jeu», relate le journaliste américain David Kushner, dans Jacked, l'histoire officieuse de GTA (Pix'n Love Editions, 2013).

Alors située en Angleterre, l'équipe de conception a sollicité les services de Max Clifford, homme de réseaux et de médias parmi les plus controversés, qui sera par la suite à l'origine notamment des révélations de la maîtresse de Beckham dans les tabloïds. «Nous allons faire en sorte que les bonnes personnes s'indignent et critiquent le jeu, et tout le monde aura sa publicité», avait alors assuré Clifford, rapporte David Kushner. Résultat: six mois avant son lancement, GTA s'est retrouvé au cœur d'un débat à la Chambre des Lords et d'une campagne de presse, le Daily Mail évoquant «le jeu vidéo criminel qui glorifie les bandits de grand chemin». «La controverse nous a permis de toucher 13 millions de personnes», s'est réjouit Clifford. Et, pour sa sortie, The Guardian le qualifiait déjà de “jeu le plus controversé de la décennie”

Seize ans plus tard, le lancement emprunte des codes plus classiques (lire l'encadré). «Il faut que les ventes soient au rendez-vous, explique Julien Villedieu, du SNJV. Beaucoup de jeux ont des budgets de productions hollywoodiens, mais seulement 20% atteignent le seuil de rentabilité.»

GTA ne perd pourtant rien de son côté subversif. «Le quatrième opus critiquait le rêve américain, son successeur attaque toutes les croyances, les discours de la nouvelle économie, les institutions, médiatiques ou politiques», estime Olivier Mauco. Pour ce chercheur, «GTA est en fait le premier jeu de culture de masse à s'attaquer à la culture de masse, même si tout le monde ne perçoit pas les références». Un positionnement vraiment unique, facteur de succès.

 

Encadré

Publicité, ce n'est plus du jeu

Vu les investissements consentis pour mettre au point la nouvelle version de GTA, l'éditeur n'a pas lésiné sur la publicité pour accompagner le lancement. Des moyens classiques et proches de ceux qui pourraient être déployés pour une superproduction au cinéma. Sur août et septembre, Rockstar Games a dépensé plus de 6,2 millions d'euros bruts en France, selon Kantar Media. Avec tout d'abord, lors du premier mois, une stratégie concentrée sur l'affichage (plus de 450 000 euros), avec des panneaux grand format laissant penser à la sortie d'un long-métrage, et sur Internet (près de 380 000 euros), notamment par des vidéos sur les plates-formes. Puis un élargissement à l'ensemble des médias dans le mois de sortie de GTA V. Qui ont principalement profité, outre Internet (1,2 million d'euros) et la communication extérieure (plus de 600 000), la télévision (plus de 1,8 million), le cinéma (près de 890 000) et la presse (plus de 850 000).

 

Sous-papier

Call of Duty, le milliard de dollars… chez les revendeurs
Call of Duty Ghosts relèvera-t-il le défi? Après l'arrivée fracassante de GTA V mi-septembre, la question se posait pour l'éditeur américain Activision Blizzard, qui a sorti le 5 novembre le nouvel opus de sa saga de jeu de tirs. Dès le lendemain, il se réjouissait d'avoir enregistré en une journée un milliard de dollars de recettes. Fin 2012, pour la précédente version de Call of Duty (Black Ops II), ce même montant était atteint en quinze jours.

Les ventes ont été faites auprès de quelque 15 000 magasins revendeurs à travers le monde, qui anticipaient une forte demande. Cela ne signifie pas pour autant que toutes les unités ont trouvé immédiatement preneur. D'ailleurs, l'éditeur n'avançait aucun chiffre concernant le nombre de copies effectivement achetées. «S'il est encore trop tôt pour estimer les ventes réelles, confirmait dans son communiqué le PDG d'Activision, Robert Kotick, nous lançons ce nouvel épisode à un moment où la franchise n'a jamais été aussi populaire.»

Nouvelles consoles

A la différence de GTA V, qui est disponible uniquement sur Playstation 3 et Xbox 360, Call of Duty Ghosts fonctionne aussi sur Wii U et sur ordinateur. En attendant les nouvelles Xbox One et Playstation 4, dont la commercialisation est respectivement prévue les 22 et 29 novembre. Une nouvelle génération de machines encore plus performantes et pour lesquelles ce jeu fait déjà l'objet de nombreuses précommandes. GTA V, quant à lui, se contentera d'accompagner jusqu'au bout l'ancienne génération de consoles.

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