Des boutiques qui se multiplient, des ventes qui explosent, des marges attrayantes… Le nouveau business des cigarettes électroniques est en pleine expansion. Mais le flou réglementaire est patent. Et la bataille de l'influence et de la communication fait rage.

Vous n'avez pas pu y échapper. En quelques mois, des boutiques aux noms étranges se sont multipliées aux quatre coins des grandes villes: Ego-cigarette, Ecig-Arrete, Smoky shop, Smok-it, Vapostore, Vaposhop, Oneclop… Phénomène de société, mais aussi nouveau business, la cigarette électronique a débarqué avec fracas. Egalement surnommé «e-cig», ce pendant métallique de la traditionnelle cigarette en rappelle la forme et l'usage. Il comporte un réservoir pour contenir l'«e-liquide», un atomiseur pour le chauffer et un accumulateur qui alimente l'atomiseur. L'utilisateur inhale ainsi de la vapeur et non de la fumée de tabac.

Le succès est fulgurant. Fin 2013, quelque 700 boutiques étaient ouvertes en France, pour un marché estimé à 200 millions d'euros, avec un taux de croissance de 15% par mois. Les hausses successives du prix du tabac ne sont pas étrangères à ce succès. Dernière en date, le 13 janvier, la troisième hausse en quinze mois. Le paquet de cigarettes a augmenté de 20 centimes, portant celui de Marlboro à 7 euros. Dans ce contexte, les buralistes n'ont pas tardé à attribuer à l'e-cigarette la baisse de la vente de cigarettes (–7,5% en volume en 2013). D'autant qu'un kit e-cigarette, l'équivalent de cinq paquets de cigarettes classiques, coûte en moyenne 50 euros.

Sur ce nouveau marché, les acteurs ne manquent pas: fabricants de matériels, concepteurs d'e-liquides aromatisés destinés au «vapotage», réseaux de distribution… Le flou juridique actuel explique la diversité de ces derniers: nouvelles boutiques, sites d'e-commerce, buralistes, pharmacies, supérettes voire vendeurs de téléphones portables, comme la chaîne Avenir Telecom. Sans oublier les géants de l'industrie du tabac qui, avec retard certes, avancent leurs pions. British American Tobbaco a lancé la Vype, cigarette électronique jetable. Imperial Tobacco a acquis en novembre pour 75 millions de dollars Dragonite, l'entreprise du chinois Hon Lik, l'inventeur de l'«e-cig», pour disposer de ses brevets et les développer. Le groupe britannique a aussi créé une filiale spécifique, Fonten Ventures, pour développer des e-cigarettes, e-cigares, e-chichas…

Lobbying autour d'un cadre juridique flou

Ce jeune marché reste toutefois suspendu aux évolutions de son cadre réglementaire. Avec cette question clé: quel statut donner à l'e-cigarette? Et en la matière, les actions de lobbying sont déjà bien entamées, notamment dans les travées des Parlements, tant à Paris qu'à Bruxelles. Côté français, la décision du tribunal de commerce de Toulouse, en décembre dernier, avait accordé une première manche aux buralistes, en jugeant «déloyale» la concurrence d'un vendeur de vapoteuses vis-à-vis d'un buraliste voisin.

Du côté de Bruxelles, l'enjeu est de taille. Il est porté par la révision de la directive tabac (lire ci-dessous) qui inclut un volet e-cigarette. Un sujet épineux sur lequel même la communauté scientifique est partagée. Une première étape a été franchie avec l'adoption d'un accord européen, le 18 décembre 2013. L'e-cigarette y est abordée dans l'article 18, dans une catégorie sur mesure, les «produits autres que ceux du tabac». Elle est considérée comme n'étant ni un médicament ni du tabac. «Mais on s'oriente vers une assimilation à un produit du tabac et vers un produit “e-cig” unique, où il ne sera plus possible de régler par exemple la puissance de la nicotine», craint le Collectif des acteurs de la cigarette électronique (Cace). En revanche, la diversité des arômes, critère essentiel de l'e-cigarette, est maintenue. La future directive «tabac», censée être adoptée par Bruxelles en mars, avant les prochaines élections européennes, préciserait la nature du produit. Directive que les pays devront ensuite transposer sous deux ans.

La bataille de lobbying bat son plein. On compte plusieurs acteurs en présence. Le Cace, conseillé par l'agence Havas Paris, rassemble une soixantaine d'adhérents distributeurs, fabricants de matériel et concepteurs d'e-liquides. Ils appuient leurs aguments sur leur poids économique. «Nous avons créé 2 500 emplois l'an dernier, et comptons 2 millions de vapoteurs en France», souligne Arnaud Dumas de Rauly, secrétaire général adjoint du Cace et fondateur du site Ego-cigarette. Au niveau européen, une dizaine d'associations sont rassemblées au sein de la Tobacco Vapor Electronic Cigarette Association (TVECA). Il existe même une Association indépendante des utilisateurs de cigarette électronique (Aiduce), forte de 3 000 membres. Elle dispose d'un puissant forum de discussion de consommateurs, E-cigarette.

Le discours est rodé. «Nous mettons en avant la variété des goûts de l'e-cigarette et du plaisir que procure le vapotage. Nous voulons aussi nous détacher du mot “tabac”. Mais nous évitons toute notion de “sevrage thérapeutique”», précise Arnaud Dumas de Rauly. Pourtant, le Cace met en avant le «moindre mal» de ses produits: l'utilisateur peut doser la nicotine qu'il absorbe. 

Etrangement, les acteurs de l'e-cigarette sont rejoints dans leur combat par des organismes antitabac, voire des médecins. «J'y vois la solution la moins mauvaise pour gérer le problème du tabac. Presque tous les fabricants font des produits avec des contrôles de qualité bactériologique stricts, de traçabilité…», souligne ainsi le Dr Bertrand Dautzenberg, président de l'Office français de prévention du tabagisme. Même le Comité national contre le tabagisme (CNCT) soutient l'e-cig à demi-mot. «Elle est sans doute moins dangereuse que le tabac fumé, même s'il n'y a pas encore d'études scientifique», avance Yves Martinet, son président, tout en demandant la vente de la nicotine uniquement en pharmacies.

Le camp des «anti» rassemble en premier lieu la puissante Confédération des buralistes de France et ses quelque 27 000 membres. Galvanisée par la décision du tribunal de Toulouse, elle souhaite obtenir l'exclusivité de la vente des e-cigarettes. «La totalité de nos buralistes les référencera. Déjà, fin 2013, 70% en vendaient. Nous organisons des séances de formation, nous avons doté nos membres d'une signalétique commune, pour indiquer qu'ils ont l'e-cigarette», indique Sylvain Heubert, responsable du développement syndical de la confédération.

Chacun a fait feu de tout bois. Avant les discussions à Bruxelles, «nous avons échangé par mail avec les parlementaires européens, et nous nous réunissons au sein de la TVECAtous les mois», précise Arnaud Dumas de Rauly, le représentant des acteurs de l'e-cigarette. Parallèlemment, l'Aiduce a mis en ligne sur son forum de discussion les adresses mails et de comptes Twitter de l'ensemble des eurodéputés membres de la commission concernée. «Nous avons incité les vapoteurs à écrire en masse à leurs députés afin d'attirer leur attention sur le sujet», précise Brice Lepoutre, président de l'association.

Officiellement, à Bruxelles, ce lobbying est très réglementé pour l'industrie du tabac. «Toutes les rencontres avec des lobbyistes doivent être enregistrées. Pour ma part, je ne les ai pas rencontrés», souligne l'eurodéputée Corinne Lepage (groupe Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe). A Paris aussi, le lobbying bat son plein. Il se murmure que Bercy voudrait créer une nouvelle taxe sur l'e-cigarette. «Pour toute activité qui se lance en France, la première problématique est fiscale: la taxation de l'e-cig a été un vrai enjeu dans le cadre du projet de loi de finances 2014», confirme Murielle Jullien, directrice «Parlement» au cabinet de conseil en lobbying Séance publique.

En fait, les nouveaux acteurs de ce secteur revendiquent une démarche d'autorégulation. «Nous nous sommes alliés avec l'Institut national de la consommation, le Cace et l'Aiduce pour élaborer un label sur l'étiquetage des e-liquides et pour que les procédures de fabrication soient le mieux contrôlées possible», précise le Pr Dautzenberg, qui collabore à la constitution d'un observatoire commun. Les pro e-cigarettes espèrent bien que leur activité sera retirée de la directive tabac: mi-janvier, sept associations ont lancé une saisine du médiateur européen pour la retirer du texte et la traiter de façon distincte.

Far West publicitaire

Ce marché naissant, en pleine expansion, a tout d'un nouveau Far West où, à la faveur du manque d'encadrement, les acteurs communiquent à leur guise. Toutes les techniques marketing (ciblage, naming, goûts, etc.) sont mobilisées. Les boutiques sont souvent affublées de noms aux jeux de mots hasardeux. Pour rendre attractif ce nouvel acte de vapoter, les concepteurs d'e-liquides fourmillent d'idées: versions aromatisés fraise, pomme, anis, vanille, menthe voire… goût tabac. Une start-up, Smokio, a même trouvé un positionnement high-tech avec une cigarette électronique connectée: couplée à une application mobile, elle informe le vapoteur sur sa consommation.

Si la question sur l'application ou non de la loi Evin en matière de communication autour de l'e-cigarette reste en suspens, les messages publicitaires, eux, se développent à tout va. 

D'après Kantar Media, l'e-cigarette a représenté 4,1 millions d'euros bruts d'investissements publicitaires de janvier à décembre 2013, soit 175 insertions. Une paille, mais bien plus que les 104 000 euros bruts investis en 2012. En octobre dernier, sur BFM TV, on pouvait voir un spot publicitaire pour Edsylver.com, un e-commerçant de cigarette électronique. Le discours était d'ailleurs édulcoré: on y parlait de «créateur de cigarette électronique», de «plus de 30 arômes disponibles» et du réseau de point de vente.

«Une poignée de chaînes et de régies publicitaires profitent du flou avant une interdiction éventuelle», sourit Arnaud Dumas de Rauly. Ainsi, la régie publicitaire discount Urgence Media a proposé à des annonceurs à petits budgets des publicités dans un quinzaine de radios (RTL 2, RMC Info, Skyrock…). Des propositions d'espaces à coûts réduits sans choix d'horaires. «Le diffuseur a un regard préalable sur le contenu du message. On fait très attention aux termes utilisés», précise Daniel Bendavid, cofondateur d'Urgence Media.

L'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) a reçu des questions sur le sujet. «On ne s'oppose pas à la publicité de ces produits. Nous avons des restrictions: les annonceurs ne doivent pas revendiquer un sevrage tabagique, le produit doit être présenté de manière neutre, sans propagande indirecte au tabac. On déconseille les termes liés au tabac, les parfums “tabac”, les volutes de fumée», précise Stéphane Martin, directeur général de l'ARPP.

Des films et séries TV commencent aussi à mettre en scène des e-cigarettes. Déjà, dans Le Touriste, sorti en 2010, Johnny Depp détaillait à Angelina Jolie le mode d'emploi du vapotage, et à quel point la sensation est formidable. Côté français, le phénomène arrive: selon nos informations, l'agence de placement de produits Casablanca a proposé à un fabricant une opération dans le film 36 Heures à tuer avec Joey Star, Manu Payet et Alice Belaïdi. Un autre acteur du secteur a proposé une opération dans le prochain clip musical du collectif Team BS, composé de La Fouine, Sultan, Fababy et Sindy, issue de Popstars 2013, avec pour cible explicite «les 18-35 ans, masculine à 70%».

Il a bien été question d'une circulaire encadrant, voire interdisant, la publicité pour l'e-cigarette, émise par le ministre de la Santé, Marisol Touraine. Las, le sujet est trop sensible. «La loi Evin de 1993 a été écrite lorsque ce produit n'existait pas. Elle n'est pas applicable à l'e-cigarette, où il n'y a pas de notion de combustion du tabac qui crée la fumée», estime Stéphane Martin. L'e-cigarette n'ayant pas encore de statut précis, les juristes de la Direction générale de la santé craindraient des poursuites judiciaires. «Les travaux sont engagés et des concertations sont en cours avec les acteurs du secteur», se contente d'indiquer à Stratégies le cabinet de la ministre.

 

Encadré

Chiffres clés

200 millions d'euros. Chiffre d'affaires en 2013.

1,5 million. Nombre a minima de consommateurs en France (7 millions en Europe).
2 500. Nombre de postes créés.

700. Nombre de boutiques.
50 euros. Prix moyen du kit e-cigarette.
7,5%. Baisse en volume des ventes de cigarettes classiques.

7 euros. Prix du paquet de Marlboro.

80% du prix du tabac est constitué de taxes, dont 8,74% reviennent aux buralistes, et le solde aux fabricants.

 

Encadré

Quel statut pour l'e-cigarette?

La future directive «tabac», censée être adoptée à Bruxelles en mars, avant les élections européennes, précisera la nature du produit. Une première étape a été franchie avec l'adoption d'un accord européen, le 18 décembre 2013. Ni médicament ni produit du tabac, elle a un statut spécifique, de «produit autre que ceux du tabac». Les fabricants seront soumis à une procédure de demande d'autorisation de mise sur le marché. La vente restera interdite aux mineurs.

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