E-commerce
À l’occasion de la sortie de son livre, « Darknet, Gafa, Bitcoin, l’anonymat est un choix », Laurent Gayard revient sur les enjeux à venir du darknet, et notamment pour les entreprises.

Pourquoi vous êtes-vous concentré sur le darknet ? 

Laurent Gayard. C’est un système encore très mal connu alors qu’il s’y passe énormément de choses. Et surtout, de plus en plus de personnes s’y mettent. La plus grosse croissance d’utilisation de Tor, l’un des plus gros protocoles pour y avoir accès, a eu lieu entre juin et septembre 2013, où l’audience est passée de 250 000 à 2 millions de personnes. Et ce, après l’affaire des révélations d’Edward Snowden, sur les fuites de données. Depuis l’année dernière, notamment après le scandale Cambridge Analytica et Facebook, l’anonymat a pris de plus en plus d’importance. La jeune génération cherche de plus en plus à se protéger. Elle a conscience des lieux où elle peut publier ou non publier certaines choses ; elle a compris que le web se souvenait de tout et que la problématique d’image devenait prépondérante. L’anonymat est devenu un enjeu sociétal, et un argument indispensable pour les entreprises aussi. Le darknet, comme il garantit la non traçabilité, fera partie des outils qui pourront y répondre.

 

Les entreprises pourront-elles se servir du darknet ?

Bien sûr, elles n’ont pas encore conscience de tout ce qu’elles peuvent faire avec. Mais l'on pourrait imaginer des solutions spécifiques d’anonymat garanti via cet outil, des services particuliers… Et même en interne. Ça peut changer beaucoup de choses dans les organisations. Et qui sait encore ! Le darknet est en pleine révolution, avec des nouveaux services comme Zeronet, fondé sur le principe de la blockchain, et plus intuitif et plus simple encore que Tor.

 

C’est vrai que tout cela paraît encore compliqué !

Oui et non. C’est aussi que nous sommes peu habitués. C’est un autre modèle qui correspond plus au début du web, quand tout n’était pas rangé et organisé par de gros poids lourds. Sur Tor, c’est une véritable chasse au trésor. Il faut chercher par mot clé dans un grand répertoire pour trouver les sites, puis on avance en copiant-collant les adresses. C’est une forme de sérendipité, on fonctionne presque au hasard. On pourrait aller jusqu’à parler d’aristocratie technique : pour trouver quelque chose, il faut le mériter. Donc ça crée une certaine élite. Mais tout ça est en train de changer et s’organise. Le darknet est en pleine évolution. Les géants du web y sont présents: Facebook est sur le darknet ! Vous pouvez y avoir accès, de manière anonyme. Alors pour le moment, ça ne sert pas à grand-chose - votre photo est un avatar - mais ils sont présents. Google est un gros financeur du projet, lui aussi. Les géants observent, et sont prêts à passer à l’action le moment venu. Pour moi, le darknet a vocation à devenir un carrefour d’audience. 

 

Le darknet se démocratise-t-il de lui-même ?

Oui, pour permettre à de plus en plus de personnes d’y avoir accès. Ce qui est paradoxal, c’est que l’objectif premier du darknet n’est pas du tout de rester un système complexe et fermé. Le protocole de départ a été créé par la Navy [Marine américaine] pour que les agents secrets puissent discuter entre eux. Ils ont fait un système décentralisé où l’information passe par tout le réseau et non par un gros serveur qui concentre tous les points de passages. Le seul problème, c’est que les ennemis pouvaient tout de même voir quand un agent se connectait dessus, rien qu’en regardant les flux d’information. Donc pour que ça marche, la seule solution a été de l’ouvrir à tous, pour « créer du bruit ». C'est plus simple de passer inaperçu dans une rue bondée. Si beaucoup de personnes se connectent sur le réseau, cela crée des flux d’informations permanents entre tous les ordinateurs, et il devient impossible de savoir qui fait quoi. C’est donc un système qui a, dès ses origines, besoin du public pour exister.

 

Mais comment cela fonctionne exactement ?

C’est un réseau de calcul distribué. Il faut voir cela comme une grosse calculatrice, composée de plein d’ordinateurs connectés. Dans l’internet classique, l’information est stockée dans des gros serveurs, ces data centers situés un peu partout sur la planète. Sur le darknet, les informations – comme les sites web – sont stockées partout sur le réseau, et éclatées. Et votre ordinateur va, de lui-même, les chercher et les rassembler. Ce qui fait que vous pouvez vous passer des institutions comme l’Icann (qui gère les adresses web] ou les fournisseurs d’accès. La seule chose qu’ils connaissent c’est le point d’entrée. On sait que vous êtes allés sur le darknet, mais c’est tout. Et avec un « VPN » [réseau privé virtuel], il devient très difficile de vous localiser.

 

C’est pour cela qu’y pullulent aussi les comportement illégaux…

C’est vrai que c’est un outil formidable aussi pour les trafics en tout genre: pédopornographie, drogue, hacking… Ce qu’on y vend le plus, ce sont les failles dans les systèmes informatiques. Des bugs qui permettent de rentrer dans des bases de données, par exemple, que des pirates découvrent et vendent à d’autres pirates pour qu’ils les exploitent. Mais à mesure que le système va se formaliser et se démocratiser, tout cela va aussi se réguler.

 

 

Mais les entreprises ont-elles conscience de cette évolution ?

Pour être honnête, quasiment pas. Mais on commence à voir certaines entreprises qui se posent des questions. J’interviens parfois dans les grands groupes pour éveiller les employés à ce sujet. On commence à voir apparaître deux modèles d’internet : un modèle chinois, et un modèle américain, qui devraient être à long terme les deux «internet» mondiaux. Si l'on ne veut pas en devenir dépendant, il y a sûrement un coup à jouer sur le darknet au niveau européen, pour créer une troisième voie. Car tout indique que le darknet aura un rôle plus grand à l’avenir. 

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