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Sur fond de rivalité entre Chine et États-Unis, les Huawei, Alibaba et Xiaomi doivent jouer le jeu de l’internationalisation tout en assumant des liens avec Pékin qui inquiètent à l’étranger. Un rapport de force qui refaçonne la marque Chine.

Pendant trois jours au moins, Huawei devrait faire parler de lui pour autre chose que des suspicions d’espionnage, celles qui émaillent sa réputation depuis plusieurs mois... Du 25 au 28 février, à l’occasion du Mobile World Congress de Barcelone, le numéro deux mondial des ventes de smartphones devrait avoir « son » moment, lorsqu'il lèvera le voile sur le premier smartphone pliable du marché, compatible 5G. Enfin un peu de « bonnes » RP pour Huawei, qui devraient attirer les projecteurs de la presse high-tech et grand public. Laquelle soulignera sans nul doute combien celui qui fournissait il y a encore cinq ans des smartphones laids et bas de gamme en marque blanche aux opérateurs télécoms est aujourd’hui capable de devancer Apple et Samsung sur tous les plans.

Huawei joue son avenir à l'international

En coulisses, dans les loges de Barcelone, dans les bureaux au siège à Shenzhen, l’état-major ne manquera pas de monitorer les retombées. Tout en sachant que les lauriers recueillis côté B to C ne changeront rien sur le front du B to B, où il joue son avenir à l’international. Et avec cela, un pan entier de l’influence technologique de la Chine. Est-ce que Huawei, et en général, les géants de la tech chinoise, intègrent des portes dérobées [en informatique, possibilité laissée à un tiers de pénétrer dans un système] dans leurs équipements ? Incapables de trancher, des pays comme les États-Unis, l’Australie ou la France avec la région parisienne, appliquent le principe de précaution et, tour à tour, bannissent l’équipementier de leurs cœurs de réseaux 5G. Au-delà des problématiques de cybersécurité, c’est sur le terrain géopolitique que s’établit le rapport de force entre les blocs américain et chinois, sur fond de bataille pour le leadership technologique mondial. D’un côté, l’America First de Donald Trump. De l’autre, la Nouvelle route de la Soie de Xi Jinping.

Le pouvoir chinois a la capacité de s'immiscer dans les affaires

Huawei a beau être une entreprise privée détenue par ses salariés, des soupçons sur ses liens avec Pékin nourrissent les inquiétudes. « En Chine, quand on est une entreprise privée, la distance vis-à-vis des autorités n’est pas la même qu’en Occident. Le pouvoir a la capacité de s’immiscer dans les affaires, mais tout ça n’est pas défini par la loi. Le fait que ces entreprises soient discrètes ne constitue pas un aveu de culpabilité. Elles ne veulent pas se mettre en indélicatesse avec le gouvernement, qui a un impact important dans la manière de guider leur succès » note David Gompel, directeur Asie Pacifique de Publicis.Sapient, présent dans le pays depuis 17 ans. La réussite de Huawei hors Chine n’est pas étrangère aux 30 milliards de dollars de lignes de crédit ouvertes par la China Development Bank de 2005 et 2009. Une super levée de fonds pour une super BPI... Du reste, l’État chinois est aussi un énorme client. Huawei et les autres champions locaux évoluent donc entre le marteau, la faucille et l’enclume. Contrairement à la 4G qui promettait « juste » une amélioration des débits mobiles, la 5G sera le réseau électrique des villes connectées. Transports, services publics, gestion de l’énergie, des flux, information, sécurité…

Pour l’économiste et auteur en 2018 de Trump et Xi Jinping : Les apprentis sorciers (L’Observatoire), Christian Saint-Étienne, « la défiance vis-à-vis de Huawei est liée à la dictature chinoise, renforcée -depuis l’arrivée de Xi Jinping qui veut faire de la Chine la première puissance mondiale ». « Il met en place un système de surveillance et de contrôle social qu’on n’a même pas connu au temps du nazisme, il est normal que les gens s’interrogent. Ce n’est pas une question de marketing mais de survie pour les personnes concernées » poursuit l’économiste. 

Surveillance et internements

Chaque jour charrie son lot de nouvelles inquiétantes sur le statut de « dictature numérique » qu’est en train de se forger le régime de Xi Jinping. Le 18 février, France 24 rapportait la découverte du chercheur Victor Gevers selon lequel la Chine avait mis sous surveillance par reconnaissance faciale 2,6 millions de personnes de la minorité opprimée des Ouïghours, un outil qui aurait permis à la police locale de faire interner dans des camps un million de personnes. Dans le même temps, Reuters révélait que l’application mobile la plus populaire du pays (devant Tiktok et même WeChat, le réseau social à tout faire du pays), Xuexi Qiangguo, dont la traduction littérale est « Étude pour rendre la Chine forte », n'était rien de moins qu'un outil de propagande à la gloire du président Xi Jinping. La société à l’origine de ce projet : le géant de l’e-commerce Alibaba, lui aussi en pleine expansion internationale. Comme le fondateur de Huawei Ren Zhengfei, celui d’Alibaba, Jack Ma, revendique son appartenance au Parti communiste chinois. De quoi alarmer l’autre camp... Après le temps du Made in China, ces quelques entreprises risquent de contribuer à créer un bien inquiétant Made in China 3.0 sur fond de surveillance de masse et de crise de confiance, et ainsi de disqualifier à l’international d’autres marques chinoises…

« Les BAT [Baidu, Alibaba, Tencent] ont été des champions du gouvernement pour la voiture autonome, la santé et les smart cities, relate Arielle Le Bail, chef de projet au sein de l’agence Fabernovel, qui a participé à une étude sur ces trois acteurs. Ils conservent toujours des liens forts avec le pouvoir politique. Ce qui éveille le même type d’inquiétudes que pour Huawei. » La start-up SenseTime, autre championne chinoise, est spécialisée dans la reconnaissance faciale: une technologie utilisée pour identifier les passants dans la rue à des fins publicitaires, mais sur laquelle s’appuie aussi la police chinoise, ce qui pose éminemment question. Autre exemple, l’arrivée de Tencent à hauteur de 150 millions de dollars au capital de Reddit, plateforme de discussion basée aux États-Unis, pourtant interdite en Chine. Certains usagers craignent l'apparition de la censure...

Comment appréhende-t-on ces marques en France ? Pour Vincent Mayet, directeur général d’Havas Paris, « difficile de dire qu’on en a une image très construite. Elle est très liée au produit acheté et aux services ». D’autant que l’origine chinoise de marques comme Vivo, Oppo (BBK Electronics) ou Honor (Huawei) n’est pas forcément identifiée par tous. « À ce stade, nous ne constatons aucun recul du business en France », assurait droit dans ses bottes aux Echos le 18 février, Weiliang Shi, directeur général de Huawei France. « Les Européens sont plutôt spectateursquant à la bataille entre les deux acteurs [Chine et Etats-Unis]. Ont-ils -une vraie préférence pour l’une ou l’autre des deux parties ? Le consommateur européen se focalise surtout sur le fait de payer moins cher », ajoute Alexandre Crazover, cofondateur du groupe de communication Datawords. Côté produit, ces jeunes marques cochent toutes les cases. Xiaomi est qualifié d’Apple chinois, au point d’avoir mimé les Apple Stores dans ses boutiques ouvertes en France entre 2018 et 2019, dont une sur les Champs-Élysées. Et les smartphones haut de gamme Huawei trustent le haut des classements de guides d’achat tech en Occident. « L’image de la Chine est passée d’atelier du monde à centre R&D de la planète », note Arielle Le Bail.

Un long silence côté Huawei

Sur l’image de marque, ça grince un peu plus. « Ces marques sont assez mal préparées, souligne David Gompel de Publicis.Sapient. Elles connaissent mal l’environnement réglementaire, beaucoup nous ont contactés pour nous demander de l’aide et apprendre à ne pas surréagir, mettre en place des process, montrer une plus grande transparence. C’est encore douloureux, mais elles apprennent. » Chez Huawei, on s’ouvre davantage à la presse, par exemple. Ce n’est pas un hasard si les reportages sur le campus de Huawei à Shenzhen se multiplient depuis un an. La marque part de très loin : bien loin des fantasques et médiatiques patrons des Gafa, le fondateur Ren Zhengfei ne s’est pas exprimé plus de trois fois devant la presse depuis 1987 ! Un long silence qui a pris fin avec une interview à la BBC le 19 février. Autre levier pour calmer le jeu, l’entreprise investira 2 milliards de dollars sur cinq ans dans la cybersécurité. Le soft power passe aussi par l’influence. « Pour véhiculer cette nouvelle image, les marques chinoises vont s’appuyer sur des influenceurs pour montrer leur ancrage dans le système occidental, remarque Alexandre Crazover. Cela les aidera à démontrer leur indépendance, et leur adhésion aux grandes valeurs internationales. »

Quoi de mieux enfin que du sponsoring sportif, comme Huawei qui s’est adjoint l’image (via l’agence Buzzman) d’Antoine Griezmann pour la promotion de son dernier smartphone lors de la Coupe du monde de football 2018.

En matière de réputation, les rivaux américains de la Silicon Valley n’ont pas de leçons à donner. Depuis les révélations d’Edward Snowden en juin 2013, les affaires d’espionnage mêlant entreprises privées américaines et administration se multiplient : Prism, NSA, Cambridge Analytica, ingérence russe sur Facebook… Parfois, les deux camps trouvent un terrain d’entente, comme Dragonfly, le projet d’implantation de Google en Chine, au prix d’un consentement à censurer des contenus, ou la découverte en 2016 de portes dérobées vers Pékin dans 700 millions de smartphones Android. « Est-ce qu’un bon a priori entre en ligne de compte dans les ventes ? interroge Vincent Mayet. Amazon propose des standards de qualité incroyables et répond au problème de manque de temps. Les consommateurs arbitrent en faveur des produits ou services qui leur font gagner du temps. » S’ajoute une logique qui n’est pas, sur certains plans, différente de ses concurrents chinois. Amazon s’inspire du modèle de la « super app » chinoise WeChat, qui permet de tout faire ou presque en une appli (payer un taxi, faire ses courses…) en achetant en Inde Tapzo, un agrégateur d’applications, pour développer Amazon Pay. Ces géants ont aussi une grande capacité de résilience. Facebook, accusé de tous les maux sur les fake news et mis en cause pour son rôle dans le délitement de la démocratie, réussit à ressurgir en projetant de fusionner ses filiales Instagram, Messenger et WhatsApp. 

Souveraineté abandonnée

Au-delà des problématiques de censure, d’ingérence, de traque de citoyens ou de fiscalité, le rapport à la donnée, en Occident, reste problématique. Tracés sur Google, connus via Gmail… les consommateurs acceptent d’abandonner une partie de leur souveraineté. « Même si le RGPD préserve, on est dans un système où sachant qu’on ne paie pas Facebook, par exemple, on peut s’attendre à être suivi, explique Vincent Mayet. Reste que, à ses yeux, « le RGPD préserve plutôt bien car il permet de prendre conscience qu’il existe un suivi de nos données, que se rendre sur les sites internet n’est pas anodin. Il a permis une sensibilisation ». Comme le résume David Gompel, « on accepte de donner nos données à Google pour une certaine valeur, mais quand elle s’amoindrit, on ne l’accepte plus. En Chine, cette logique n’est pas bien différente. »



Vers un RGPD à la chinoise ?

Comme l’Europe, et en dépit de certaines pratiques contestées en la matière, la Chine s’intéresse, entre autres, à la protection des données personnelles. Une loi sur la cybersécurité est entrée en vigueur dans le pays le 1er juin 2017. Parmi ses objectifs figure le soutien à une infrastructure sécurisée : « Une des dimensions importantes de la loi est la contrainte de stocker les données importantes et les données à caractère personnel sur des serveurs localisés sur le territoire chinois », écrit le Hub Bpifrance sur son site. D’autres dispositions légales pourraient compléter les dispositifs existants en 2023.

 

Smartphones : parts de marché mondiales au 3e trimestre 2018 (IDC)

1/ Samsung (20,3%)
2/ Huawei (14,6%)
3/ Apple (13,2%)
4/ Xiaomi (9,5%)
5/ Oppo (8,4%)

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