Dossier Corporate
Pressées par l’opinion, encouragées par leurs collaborateurs, les sociétés descendent dans l’arène. Pour gagner le combat, elles doivent changer de discours, amender leur organisation et se doter d’une mission.

Félicitations, M. Marko ! Réussir à convaincre l’Union des industries de la protection des plantes (UIPP), fine fleur des fabricants de pesticides, d’abandonner son projet de fêter en petit comité le centenaire d’une industrie née dans les tranchées avec le gaz moutarde, au profit d’un grand raout au Salon de l’agriculture, où elle invitait ses plus farouches opposants, sacrée prouesse ! « Le concept proposé, celui du “Siècle vert”, c’est en gros la démarche de communication responsable d’une industrie réputée pas responsable », commente Thomas Marko, patron de l’agence du même nom. Pour ce spécialiste des sujets délicats, cette « démarche authentique n’est pas du greenwashing, il en va de leur capacité à continuer d’opérer dans un contexte sociétal où l’opinion publique a considérablement évolué sur cette thématique ».

Opinion, le mot est lâché. Voilà ce qui pousse les entreprises à venir débattre. « On est entré dans un capitalisme d’opinion parce que le système mondialisé n’est plus régulé par les États ou par les relations sociales, ce n’est plus à cette échelle que cela se passe, on le voit avec les Gafa. L’opinion impose à l’entreprise un certain nombre de sujets et devient sa principale limite », analyse Eric Camel, président d’Angie, une agence de 160 personnes qui travaille pour Radiall ou Capgemini. « En tant que consommateur-citoyen, une fois que j’ai choisi la qualité d’une recette ou d’un service, j’ai encore envie de savoir d’où ça vient et à qui je donne mon argent. Du coup, la communication corporate devient un argument hyper intéressant pour faire préférer des produits à d’autres. Nous n’avons rien fait d’autre, pour la marque Vrai, que de révéler l’entreprise et la manière dont la famille Clanchin travaille », souligne David Leclabart, patron d'Australie. Marion Salomon, directrice conseil d’Extreme, estime que « la communication corporate grignote progressivement le sacro-saint territoire de la communication grand public. »

L'irruption de « buycotters »

Laura Visserias, vice-présidente de l’expertise corporate, crise et affaires publiques de Weber Shandwick (McCann), voit trois raisons à l’émergence de l’opinion. Selon elle, avec les réseaux sociaux, « les citoyens interrogent aujourd’hui l’entreprise dans toutes les dimensions de son activité, et pas simplement son cœur de métier ». Elle pointe au passage l’irruption des « buycotters », qui adhèrent de manière positive à une marque réputée éthique. « La crise de défiance envers les experts et les politiques a aussi déplacé les attentes vers les entreprises », ajoute-t-elle, en avançant une troisième explication : l’arrivée des millennials sur le marché du travail, une génération qui veut « remettre du sens et être fière de son employeur ». Anne-Cécile Thomann, directrice générale de TBWA Corporate, le confirme : « Chez nous, la moyenne d’âge est de 28 ans. Les générations avec lesquelles on travaille sont très attachées à la notion d’engagement sociétal et environnemental, c’est une dynamique qu’on sent ruisseler dans les agences. »

« Nous interrogeons tous les ans nos collaborateurs pour savoir si on doit mener une politique RSE [responsabilité sociétale des entreprises] plus importante, et on se rend compte que c’est un élément de fierté d’appartenir à une entreprise qui est engagée pour un futur plus durable », indique de son côté Marianne Huvé-Allard, directrice de la communication et de la marque de BNP Paribas Asset Management, la filiale de gestion d’actifs de la banque. Pour cette dirigeante, les entreprises font aujourd’hui partie, qu’elles le veuillent ou non, d’une « conversation ». « On ne la maîtrise pas, mais si l'on est capable de mettre en avant un certain nombre de preuves de ce que l’on avance, autant nos collaborateurs que le monde qui nous entoure va trouver notre histoire crédible », juge-t-elle.

Rien que la vérité 

Voilà l’enjeu : tenir le discours juste. Mot d’ordre en la matière : dire la vérité. « L’un des pièges de la communication, c’est de vouloir laver plus blanc que blanc, c’est la meilleure manière de desservir les entreprises », estime Vincent Lamkin, associé-fondateur de l’agence Comfluence. Pour lui, « une entreprise gagnerait, sur le terrain de la responsabilité, à être beaucoup plus fine et crédible. C’est simple à dire, plus compliqué à faire. Pourtant, les gens ne vous reprochent pas de ne pas être parfaits, ils vous reprochent de mentir. » « On dit à nos clients que c’est d’abord l’action qui parle, puis la communication, parce que sans action, pas d’authenticité, sans authenticité, pas d’engagement, et sans engagement pas d’impact », énumère Antoine Calendrier, managing director corporate affairs chez Elan Edelman. Pour Eric Camel, la communication doit respecter deux principes, « l’augmentation » et la vérité. « Le capitalisme d’opinion suppose d’engager un dialogue de qualité où vous affirmez des positions beaucoup plus clivantes que par le passé, en permettant que ce dialogue fasse grandir vos publics et les mette en confiance parce que la vérité est votre moteur », explique le patron d’Angie, parlant après d’autres « d’écologie de l’attention ». « Les entreprises doivent vulgariser leur discours car elles parlent désormais à des cibles beaucoup plus larges », abonde Charles de La Rochefoucauld, président de l’agence Comcorp. L’enjeu est aussi organisationnel, relève Camille Saint-Paul, dont le cabinet conseil en stratégie numérique 5e Rue travaille pour la SNCF, Air France ou LVMH. Selon elle, « il faudrait que la marque devienne un objet qui dépasse le sujet de la communication et ressorte davantage du registre des valeurs de l’entreprise, de manière à ce qu’elle irrigue la relation client, le marketing, les RH, l’engagement des collaborateurs, l’innovation… »

Casser les silos, les entreprises s’y attellent déjà. Il y a deux ans, BNP Paribas a créé une « direction de l’engagement » dont le rôle, souligne Marianne Huvé-Allard, est de « montrer la voie dans un certain nombre de domaines où l’on veut aller un cran plus loin, comme la transition énergétique ». La loi Pacte, adoptée le 11 avril par l’Assemblée nationale, pourrait donner un coup de pouce aux entreprises dans leur quête de cohérence. Elle va « introduire dans le droit la notion d’intérêt social de l’entreprise, reconnaître la possibilité aux sociétés qui le souhaitent de se doter d’une raison d’être dans leurs statuts et permettre la création d’un statut d’entreprise à mission », décrypte Bercy. « Jusqu’à présent, une société était la réunion de personnes investissant pour gagner de l’argent, produire de la valeur et se la partager, et ça durait comme ça depuis le Code civil de 1805. Maintenant, on dit que l’entreprise a une mission plus large, qui doit la conduire à définir la part qu’elle entend donner au respect de l’environnement, au traitement de ses salariés, à sa contribution à la collectivité... », décrypte Eric Giuily, président du cabinet Clai, dont les équipes accompagnent notamment Alteo, le controversé producteur d’alumines de Gardanne (Bouches-du-Rhône).

Usine extraordinaire

Pour porter ce discours d’intérêt général, les entreprises, au-delà de la définition de leur mission, peuvent aussi agir ensemble. BNP Paribas Asset Management s’est ainsi associé à la coalition Climate Action 100+. « Quand on arrive chez Shell et qu’on leur dit que nous représentons 60 000 milliards de dollars, ils ont envie de nous parler », relève Marianne Huvé-Allard. Dans un autre registre, Hopscotch a imaginé, pour la Fédération des industries mécaniques (FIM), le concept de « l’usine extraordinaire », présenté au Grand Palais à Paris en novembre dernier. « C’est un exemple de collectif d’entreprises qui prennent la parole, dépassent leurs frontières et ne s’adressent plus seulement à leurs clients, mais aussi au grand public », se réjouit Nathalie Bernard, directrice associée de Hopscotch Corporate. Son agence vient par ailleurs de repenser les universités d’été du Medef, qui deviendront l’été prochain, dans un nouveau lieu (l’hippodrome de Longchamp), une « rencontre des entrepreneurs de France » placée sous le signe de l’ouverture.

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