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Positionnement marketing, stratégie d’entreprise ou projet de société, voici comment Apple est en train de se placer comme le défenseur de la vie privée numérique. Un écho, 35 ans après, à sa publicité fondatrice : 1984.

Celle-là, les datas ne l’ont pas vue venir… Alors que chaque année, en janvier, Apple a pour habitude de snober le CES de Las Vegas, grand-messe annuelle incontestée de la tech, en 2019, il y était présent d’une drôle de façon : via une campagne de « troll » XXL d’une hauteur de 13 étages, soigneusement placée en face du Convention Center où avaient lieu les festivités. La cible : 180 000 visiteurs influents qui ont la gâchette facile sur les réseaux sociaux, 4 400 entreprises et 2 Gafa, Google et Amazon. Tous pouvaient y lire « Ce qui se passe sur votre iPhone reste sur votre iPhone. »

C’est désormais clair, la communication d’Apple opère un virage vers la protection de la vie privée. Opportuniste, stratégique ? Sans doute les deux. Mi-mars, la campagne signée TBWA Media Arts Lab est déclinée dans une vidéo au ton léger, mais sérieux : « Si la confidentialité est importante dans votre vie, elle devrait être importante pour le téléphone sur lequel se trouve toute votre vie. » CQFD. 

L'affaire de San Bernardino

Il faut remonter au 2 décembre 2015 pour mesurer à quel point le fabricant de l’iPhone est allé loin sur la question. Ce jour-là, un couple de tueurs ouvre le feu dans un centre social du comté de San Bernardino en Californie faisant 14 morts et 21 blessés. Lorsque les enquêteurs du FBI souhaitent accéder aux données mobiles des tueurs, ils se heurtent à la clé de protection de leur iPhone 5c. Clé que Tim Cook, PDG d’Apple, se refuse obstinément de livrer. Il faudra l’intervention de la start-up israélienne Cellebrite et 900 000 dollars pour briser le verrou. Au niveau rhétorique, le point de rupture n’est pas loin, mais le débat est lancé. « Refuser de collaborer avec le FBI, c’est un très grand acte de communication. Même si c’est questionnable moralement car toutes les énergies sont censées s’unir face au terrorisme, Apple a réalisé là sa première grande campagne sur la protection de la vie privée », analyse Olivier Vigneaux, CEO de BETC Digital.

Foutaises

Depuis, le discours de Tim Cook s’est durci. Les invectives fusent, principalement à l’adresse de Facebook et de Google, faisant presque oublier que le premier avait largement été mis en avant sur l’App Store à ses débuts, contribuant vraisemblablement au succès de l’iPhone, et que le second donne chaque année à Apple 9 milliards de dollars et des poussières pour rester le navigateur par défaut sur le téléphone à la pomme. De ces gens-là, Tim Cook dira, lors de la Privacy Conference de Bruxelles, en octobre 2018 : « Des entreprises veulent vous faire croire que vos données sont nécessaires pour que leur service soit meilleur. Ne les croyez pas. Peu importe la personne qui vous dit ça : ce sont des foutaises. » Et encore : « Ces montagnes de données collectées par des entreprises ne servent qu'à une chose, les enrichir. Et cela doit cesser. » Facile quand son entreprise ne dépend pas à 90 % de la publicité. « Nous pourrions nous faire beaucoup d'argent si nous monétisions nos clients, s'ils étaient notre produit. Mais nous avons choisi une autre voie » a ajouté Tim Cook à propos d’Apple au micro de MSNBC.

Tant de vertu affichée a failli nous faire oublier qu’Apple a eu, il n'y a pas si longtemps, de grandes ambitions dans la publicité avec iAd, de 2010 à 2014. Mais ce fut un échec. En 2019, il en reste deux traces : dans le correcteur orthographique de l’iPhone quand on tape les lettres « iad », et sur YouTube, où l’on peut regarder Steve Jobs promettre aux développeurs une nouvelle source de revenus – les applications sont vitales pour Apple… comme elles ont été fatales à BlackBerry, incapable de développer un tel écosystème. 

Côté ciblage, « la profondeur de connaissance dont nous disposons sur nos consommateurs est hors pair. L’outil unique de segmentation d’iAd permet de délivrer le bon message à la bonne personne », vante Apple dans une présentation aux annonceurs, que nous avons pu consulter. « iAd vous offre l’opportunité de toucher des centaines de millions d’utilisateurs Apple dans le monde, au travers des appareils, contenus et contextes », lit-on encore. Localisation, âge, genre, préférences musicales, engagement avec les pubs… « Il y avait beaucoup d’argent à prendre pour faire la promotion des applications, un marché en plein essor, mais à ce jeu, Facebook a été meilleur » se rappelle un acteur du secteur. Le ticket d’entrée pour iAd est de 1 million de dollars. « Steve Jobs promettait de rendre la pub ludique et agréable, mais ce format comportait trop de contraintes de design, et puis Apple prenait 40 % des revenus », relate Paul Boulangé, président de Starcom France. Et si Apple promettait du ciblage, selon lui, « il ne partageait pas assez de données ». Devant le manque d’attrait du marché, Apple divise le prix par trois, et finit par mettre sa régie en programmatique avec Rubicon. 

Cookies tentaculaires

Ce que voulait Apple, en fait, n’était pas que gagner de l’argent. Ce qu’explique clairement Steve Jobs, c’est que les bannières, en 2010, font sortir les utilisateurs des applications pour les emmener… sur le web. Et le web, c’est Google. Avec iAd, la bannière se déployait au sein de l’appli, gardant l’usager captif. « En créant un univers d’applis, Apple ouvre une deuxième porte sur le web et se pose en alternative au moteur de recherche », souligne un observateur du secteur. Dix ans plus tard, les applications captent 90 % du temps passé sur mobile selon Flurry – dont 20 % rien que par Facebook. 

Apple, lui, s’est rabattu sur un autre front : le blocage. En juillet 2017, il décide unilatéralement de limiter la durée de vie des cookies dans son navigateur web Safari de 30 à 7 jours, joli coup de canif aux publicitaires. Cette décision fait trembler Criteo, le spécialiste français du retargeting. Un an après, Apple serre la vis en réduisant la vie des cookies à 24 heures, et en bloquant même l'utilisation de cookies « 3rd party », ceux générés par d'autres domaines que celui visité, les plus « tentaculaires ». Entre ces deux mises à jour, comment Tim Cook occupait-il son temps ? D’après le Wall Street Journal, il rencontrait les dirigeants de Snapchat et de Pinterest pour discuter régie et partage de revenus… 

Dans la foulée, Apple lance Search Ads en France, deux ans après les États-Unis : de l’achat de mots-clés pour aider les développeurs à émerger dans l’App Store. La mécanique n’est pas sans rappeler celle de Google. « Pour diffuser les publicités, Apple Search Ads ne s’appuie pas sur les requêtes des utilisateurs, et n’utilise pas de données d’autres apps Apple (y compris Santé, Apple Pay et HomeKit) », précise néanmoins la société sur son site. Autrement dit, vous n’aurez pas une appli de streaming mise en avant car votre iPhone a découvert que votre mode de vie était sédentaire. Pour Christopher Caussin, directeur de DBI France, si Apple « veut aller plus loin dans les services, comme la voix où ils sont en retard alors qu’ils étaient les premiers avec Siri, ils devront exploiter la data ». Mais pas la partager ?

Promesse abstraite

Si Apple ne peut totalement refuser la publicité, ce qui serait un comble pour une société sachant créer le besoin à nulle autre pareille, elle s’y emploie, en fait, avec prudence. Par exemple, elle a développé l’IDFA, son alternative (pour les applis) au cookie web, strictement réservée à la pub. Suffisant ? Hélas, la collecte des données dans des environnements aussi interpénétrés que les smartphones est une affaire plus complexe. Contrairement à ce que clame Apple dans ses pubs en 2019, tout ce qui se passe sur votre iPhone… ne reste pas sur votre iPhone.

« La promesse imaginée par les consommateurs n'est malheureusement pas très concrète. Avec sa campagne, Apple laisse à penser que tout ce qui se passe dans son téléphone est protégé. Mais il ne peut le promettre que pour les données de ses propres services : Siri, iCloud, Plans, Apple Music et App Store », pointe Nicolas Chesné, directeur des productions digitales chez La Chose. Sans oublier que pour utiliser Facebook, Instagram et consorts, les applis demandent d’accéder à tout et n’importe quoi. En 2018, le spécialiste en sécurité Will Strafach alerte que des applications sous iOS revendent des données de localisation… Et ne parlons pas du fait qu’Apple loge vos photos iCloud dans les serveurs d’Amazon, ni du Patriot Act. Que dire des méta-données, qui échappent encore plus au contrôle ? Nicolas Chesné illustre ainsi leur portée : « En 2013, pour faire comprendre l'importance de la surveillance généralisée des télécoms par la NSA, l’Electronic Frontier Foundation donnait cet exemple : “Ils savent que vous avez appelé la hotline de prévention des suicides depuis le Golden Bridge, mais ils ne savent pas de quoi vous avez parlé.” » Glaçant.

« On parle beaucoup de privacy mais tant qu’il n’y aura pas eu une vraie catastrophe, le choix des consommateurs ne changera pas. La campagne d’Apple ne fait pas tant de bruit aux USA, et les résultats de Facebook en mars ont été meilleurs que prévu », tempère Paul Boulangé. Pourtant, les scandales comme Cambridge Analytica et la fermeté de l’Europe avec le RGPD, font bouger les lignes, même chez Facebook. Alors que les Gafa diversifient leurs activités dans des industries critiques comme le paiement et la santé, l’usage de la donnée établira le degré de confiance entre ces acteurs et les consommateurs. Avec le risque d’un web à deux vitesses, craint Olivier Vigneaux, de BETC Digital : « Si vous avez les moyens de payer pour des produits Apple, on va protéger votre data. Stratégiquement c’est très puissant, je n’avais pas encore vu ça. C’est comme si la data était un nouveau marqueur social. » Pour Nicolas Camillini head of strategy de 84.Paris, « la sécurité doit aider Apple à vendre plus d’ iPhone ».

1984

Après les promesses de performance, d’expérience et d’intelligence, la confiance en la protection de la vie privée serait le nouvel argument massue. Contrairement aux autres plus-produits, ce critère-là aura un impact sur notre mode de vie, et même sur la démocratie si l’on pense au rôle de Facebook dans l’élection de Donald Trump ou à la dictature numérique mise en place en Chine. D’ailleurs, Apple acceptera-t-il que ses iPhone communiquent sur les futurs réseaux 5G que le chinois Huawei, au centre de toutes les suspicions, réussit à faire essaimer ? « On est dans une société qui devient quasiment totalitaire », dénonce Olivier Vigneaux. Aux yeux du publicitaire, « à la fin, l’ultime positionnement d’Apple, ce sera la liberté. Et c’est d’ailleurs sa genèse avec le fameux film “1984”… » Cette année-là, Steve Jobs lance le Macintosh II. Pour rassurer le public sur cette innovation, il débourse un demi-million de dollars, un budget record, et missionne l’agence Chiat\Day et Ridley Scott, réalisateur de Blade Runner. Le film d’une minute – Grand Prix aux Cannes Lions 1984 –, montre une armée de gens déshumanisés venus célébrer le « 1er anniversaire de la Directive sur la purification de l’information ». « Un jardin de pure idéologie où chacun peut grandir à l’abri de la peste des vérités confuses », professe Big Brother sur un écran géant. Happy end ici : il est détruit par le marteau libérateur de l’athlète Anya Major et balayé par cette promesse : « Vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984. » 

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