Littérature
Pour la sortie de son dernier livre, Transparence (éditions Gallimard), déjà écoulé à plus de 70 000 exemplaires, Marc Dugain s’est longuement confié à Stratégies. L’occasion de mettre le public en garde face à une dictature de la transparence dangereuse à plus d’un titre.

Comment définir le concept de transparence ?

Marc Dugain. Un dirigeant de Google [Vint Cerf] a déclaré qu’on se rendrait bientôt compte que la vie privée est une anomalie. Le système de la révolution numérique est basé sur cette appréhension de l’individu au travers d’internet. Dès que l’on collecte des données, on en veut le maximum. Si quelqu’un peut tout donner et si on peut tout lui prendre, cela se fera ! Une donnée a toujours une valeur, qu’elle soit marchande ou informative. On va forcément vers toujours plus de transparence. C’est la réussite d’un objectif industriel qui consiste à développer la collecte de données pour les raffiner, les revendre. Mais tout cela comporte un côté lié à la surveillance, qui est le plus affolant. Ce que les big data savent, les renseignements généraux n’en savaient pas la moitié il y a vingt ans ! Cela pose un problème éthique. En même temps, cette transparence a un intérêt, sur le volet médical par exemple.

On demande aux marques, aux politiques d’être transparents, renforçant l’idée que c’est une vertu…

Je n’ai pas le sentiment que le monde numérique soit transparent. L’industrie numérique nous vend ses bons côtés – et il y en a – mais sur tout ce qui peut être négatif et créer des inquiétudes, il n’existe pas de réponses. Parce que le moteur – qui est de gagner plus d’argent – peut être extrêmement dévastateur. Donc sur la question de la recherche du profit par les actionnaires, qui est une constante dans la plupart des entreprises, le numérique ne fournit pas d’analyse honnête – en particulier sur les désavantages de cette démarche… C’est là que se pose le problème.

Communication et transparence ne sont-elles pas deux notions antinomiques ?

La communication, c’est raconter une histoire. Il y a toujours une intention fictionnelle. En exagérant, c’est le fait de présenter une boîte qui fait travailler des enfants en Inde en disant qu’elle fait beaucoup pour l’écologie, et dire ce que les gens ont envie d’entendre. La communication, c’est un mensonge direct ou par omission. Le fait de mettre la focale sur certaines choses et de ne pas parler du reste est antinomique avec la transparence, qui est, du coup, construite et illusoire. On a un problème dans notre société, depuis l’arrivée de Trump et des tweets, avec la limite entre le mensonge et la vérité… Avant, le mensonge posait des questions morales. Maintenant, on peut mentir. Comme disait Trump, la vérité, c’est ce que l’on veut bien accepter. La subjectivité est assumée et il n’y a pas de conséquences. Être un menteur éhonté, ça joue très peu sur une carrière.

Est-ce qu’il n’y a pas de sanctions parce que tout le monde utilise les mêmes armes ?

C’est un problème de déconstruction morale d’une société. On a plein d’exemples : Tapie qui a fait de la prison et qui continue à donner des leçons, Balkany qui dit qu’il a hérité de tout son argent… Même devant des juges, on ment ! Quand vous êtes président des États-Unis, vous pouvez dire ce que vous voulez. Qui va vous apporter la contradiction ? Les journaux ? Les gens s’en foutent, vont dire que les journalistes sont pourris… On est entré dans un modèle politique populiste, basé sur un grand mensonge. Les puissants ont découvert qu’ils pouvaient -aller très loin sans qu’il y ait de sanction -politique. Ils se défendent en -arguant que le système était contre eux. C’est comme le Front national, avec les emplois fictifs, qui prétend avoir fait ce choix car il n’avait pas d’autre moyen de se financer.

La transparence devenant obsessionnelle, n’est-ce pas le début d’une dictature permanente ?

Où est la raison ? Qu’est-ce qui est important ? Cette perception est amplifiée par le numérique, tout le monde donne son avis, ça devient cacophonique et ça inquiète des gens qui se disent qu’il faut revenir à un régime autoritaire. Il y a une déstabilisation et l’accès à la connaissance, partielle ou tronquée, donne aux gens le sentiment de savoir, donc on sait tous… D’où la demande de démocratie directe, dont on possède les outils. Mais pour l’instant on ne l’a pas, on n’en a que le sentiment. Chacun peut s’exprimer, peut rentrer chez un médecin en lui disant de quelle maladie il souffre après avoir consulté le web. Sachant que le médecin a fait des années d’études… C’est du grand délire.

Rien ne nous empêche de partager nos données. Est-ce une servitude volontaire ?

Il y a un côté siphon, vous êtes aspiré. La question est de mettre les gens en face de ce qu’ils ne voient pas directement parce qu’ils sont guidés par l’impatience, le désir de réduire les temps. Je reçois 100 mails par jour, si je ne réponds pas, j’ai un appel, mais à quel moment j’écris 100 textes ? Avant, on réfléchissait avant d’envoyer un courrier car il fallait une enveloppe et un timbre, maintenant c’est direct.

Quel est votre regard sur la transparence totale en vigueur en Chine où chacun est épié par le numérique ?

C’est une dérive totalitaire consternante. Chez nous, il y a encore des barrières, il existe une éducation au libre arbitre et une politisation fortes. En Chine, il n’y a aucune barrière. Les Chinois sont passés d’une dictature communiste à une dictature libérale, ils arrivent à faire ce qu’Orwell lui-même n’avait pas réussi à imaginer ! Et puis comment les données circulent-elles ? Une entreprise a-t-elle le droit de savoir si vous êtes maniaco-dépressif, que vous avez divorcé trois fois ? Si tout ce qu’ouvre le numérique est poussé à fond, alors on aboutit à une dictature effrayante.

Plutôt que de rétablir une forme d’équité, la transparence n’est-elle pas un mirage formalisant les inégalités ?

La transparence totale d’un individu, sans part privée ou de -mensonge, c’est de l’ordre de la psychose. Les autistes Asperger ne mentent pas et ne sont pas capables de second degré. Tout se passe comme si on demandait aux gens d’être des malades. Si on se penche sur le cas de grands du numérique, comme Zuckerberg, le diagnostic, c’est la psychose.

À embrasser le solutionnisme technologique et ses remèdes miracles, se dirige-t-on vers une nouvelle religion ?

Il y a ça, et une forme d’eugénisme, l’idée d’un être humain parfait. Cela commence par la transparence. « Pourquoi n’acceptez-vous pas d’être transparent, avez-vous quelque chose à vous reprocher… − Non, mais juste des choses que je veux garder pour moi. − Mais vous devez tout nous dire ! » À part les interrogatoires des bolcheviks, je ne connais pas de chose aussi radicale.

Qui édicte les canons de cette perfection alors que par exemple beaucoup d’artistes ne sont pas « normaux » ?

Les vrais créatifs ont une fêlure ou cultivent une forme de marginalité, dans laquelle on va trouver plein de pathologies parce que la société en a décidé ainsi. On le voit avec les enfants. J’ai quatre enfants, on me dit que l’un est dyspraxique, l’autre autiste… Ainsi on éjecte les enfants d’une normalité où il s’agit d’être dans le rail par rapport à un appareil productif. Il faut que ce gamin ait fait telle école à 23 ans afin d’être opérationnel. Aujourd’hui, des médecins, pas spécialement militants, n’ont jamais constaté autant de psychoses chez les jeunes, liées à la surexposition aux écrans. Et des professeurs aussi, qui disent qu’on n’a jamais rencontré autant de fragilités psychologiques.

Il y a cette fausse transparence aussi sur Instagram qui livre une version améliorée de sa vie…

La continuité de la transparence, c’est l’exhibitionnisme. Je ne fais rien sans vous communiquer quelque chose. Je suis sur une plage : selfie. Mais on s’en fout de ta plage ! Ça tient à un phénomène : les gens veulent être nommés par rapport à une masse, ils ne veulent plus l’anonymat total. J’existe et je suis extraordinaire. Des gens font des photomontages sur Instagram pour se mettre en situation dans un avion privé. C’est préoccupant, car je ne perçois pas là d’intelligence humaine. Je vois de l’intelligence technologique mais je ne vois pas d’épanouissement.

Le problème du numérique, c’est qu’il est un vecteur de solitude absolument monstrueux. On veut coucher, on va sur Tinder. Là, c’est « oui », c’est « non, ta gueule ne me revient pas, il est débile, ce n’est pas grave pour ce qu’on a à faire… » Il y a là l’idée, dont je parle dans le livre, d’éliminer tout risque. On veut tout savoir sur tous les individus. On prédit ce qui va arriver de plus en plus, comme les actes délictueux. Dans mon livre, un type a fait une énorme connerie et ensuite porte plainte en déclarant aux policiers : « Vous auriez dû prévoir que j’allais faire ça, vous aviez toutes les informations ! » En gros, c’est votre faute !

Cela accompagne le phénomène de la déresponsabilisation et de la victimisation. Toute personne aujourd’hui est à même de se prétendre victime, y compris d’elle-même. On peut dire : « Oui, j’ai tué mais j’ai été victime de mon enfance, victime de ma folie ». Et il y a là-dedans quelque chose de très fou… Il faut savoir que ce qui est fondamental dans la révolution numérique, c’est d’éliminer les angoisses : perdre son boulot, ne pas être avec la bonne personne, la maladie et la mort. Je suis sûr qu’un jour, la question du chômage sera complètement réglée car des robots feront le boulot et on paiera les gens même s’ils ne travaillent pas. Moyennant quoi ils pourront jouer toute la journée, ils n’embêteront pas le monde. Ne travailleront que ceux qui apporteront une véritable valeur ajoutée.

La promesse de la transparence peut-elle être l’accès à la vérité pure alors qu’elle est par nature plurielle ?

Non, c’est la volonté de formater la vérité par rapport à des normes. Êtes-vous vraiment la personne que l’autre croit que vous êtes ? Est-ce que vous lui avez caché des choses ? Une boîte pourrait se créer sur ce principe, afin de fournir du « background » sur les gens et d’atteindre le risque zéro. Je pousse le raisonnement très loin : je clique, et j’ai une fiche complète sur une personne qui ne pourra plus me mentir. Plus grave : la généalogie génétique. Vous allez vous marier avec une personne, or sa famille présente des cas de schizophrénie répétés en amont, des cas de cancer du sein… Là on arrive dans un schéma innommable.

Va-t-on selon vous vers une transparence à deux vitesses, totale pour le peuple mais pas pour les élites ?

Les élites, ce n’est pas homogène. Certains se rendent compte des dangers. Steve Jobs avait enlevé les tablettes et les écrans à ses enfants pour protéger leur vie privée et pour préserver une forme de construction intellectuelle, qu’il sait être détruite par la numérisation excessive. C’est comme les mecs de Monsanto, là où ils passent leurs vacances, j’imagine qu’il n’y a pas de glyphosate… C’est là où l’individu est répugnant. Il sait où conduit sa façon de gagner de l’argent et il s’en fout ! Il existe des comportements criminels. Ce qui m’effraie, c’est le manque de responsabilités. Les gens du numérique m’exaspèrent d’ailleurs particulièrement parce qu’ils ne font pas preuve de l’intelligence morale et éthique qui devrait accompagner une intelligence technique. Ce sont des machines, ils vous expliquent : « Là, on est sur un centre de profit, là on est à +15, dans trois ans on sera à +25… » Mais se rendent-ils compte qu’ils vont rendre les gens très cons avec ce raisonnement ? Et là ils vous répondent : « Nous, on ne force à rien, les gens font ce qu’ils veulent… »

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