Interview exclusive
De passage à Paris pour le lancement de Bonjour Brand, initiative de cocréation entre designers français et la plateforme chinoise, Chris Tung, directeur marketing monde d’Alibaba, revient en exclusivité pour Stratégies sur les ambitions du leader mondial du e-commerce, l’économie chinoise, et sa façon de travailler avec les marques.

Jack Ma a quitté Alibaba en septembre dernier, qu’est-ce que cela change ?

Chris Tung. En réalité, il avait délégué le poste de directeur général il y a déjà cinq ans à Daniel Zhang donc la société est entre de bonnes mains. Jack Ma a défini les objectifs à long terme de l'entreprise et nous allons continuer à les suivre. Il a rejoint l'Alibaba Partnership, un groupe de conseillers qui réfléchissent à la perspective long terme de la société. C'est un rôle non exécutif mais ce sera une façon pour lui de garder un œil sur son bébé. Je ne pense donc pas qu'il y aura tant de changement car le cap a déjà été fixé, et il reste beaucoup à faire. Jack Ma a révolutionné le commerce en Chine et d'une certaine façon, a révolutionné la Chine.

 

Vous serez l’un des sponsors principaux des Jeux olympiques jusqu’en 2028. En quoi consiste ce partenariat ?

Notre rôle en tant que « Worldwide TOP Partners » et entreprise high tech est d’innover sur la dimension technique des épreuves comme le chronométrage ou la retransmission digitale des jeux. J’ai d’ailleurs rencontré les membres français du Comité international olympique [CIO] pour travailler sur Paris 2024 et je pense qu’Alibaba et Alibaba Cloud y joueront un rôle de premier plan. Le Comité fait face à deux grands défis : comment rendre les JO attractifs en dehors de la période des jeux qui ont lieu tous les deux ans et comment engager les jeunes. Ils ne regardent plus forcément la télévision, alors il faut faire vivre les épreuves en ligne et sur les réseaux sociaux. C’est ce que nous faisons, chez Alibaba : aider les entreprises à parfaire leur transformation digitale.

 

Mais est-ce le rôle d’une plateforme e-commerce de toucher à la transformation digitale ?

Bien sûr. Nous sommes venus à Paris pendant la Fashion Week pour lancer Bonjour Brand. Ce projet consiste à créer des ponts entre les designers français et des marques chinoises pour qu’ils dessinent des produits ensemble afin de les vendre en Chine. Notre philosophie consiste à faire en sorte que tout le monde y gagne. Même les designers indépendants. Notre mission, c’est de faciliter le commerce pour tous, partout dans le monde.

 

Ces produits de designers français seront-ils vendus partout dans le monde ou juste en Chine ?

D’abord en Chine et, si cela fonctionne, nous internationaliserons. Pour le moment, nous établissons une plateforme. Le maître-mot de notre business model, c’est de créer un écosystème. Nous ne fonctionnons pas comme une plateforme e-commerce classique, qui met à disposition les produits des marques à un large public, en prenant une commission. Nous ne sommes pas seulement un canal de vente, mais bien plus ! Nous utilisons la donnée pour connecter l’offre et la demande efficacement. Le public trouve ce qu’il souhaite plus facilement, et les marques peuvent mettre en avant leur offre, mais aussi leur contenu à la bonne audience. Nous intégrons 200 000 marques dans le monde. Et la plupart possède leur propre flagship sur Tmall, développé comme leur propre site.

 

Et les marques contrôlent-elles l’univers de vente ?

Oui, nous répliquons leur site sur notre plateforme, par exemple, comme la boutique Nike : elle est en tous points semblable à son propre site et les consommateurs peuvent profiter totalement de l’univers de la marque.

 

Entre le site officiel et sa réplique, les prix sont-ils les mêmes ?

Les marques décident de leur stratégie et de leurs prix. Nous ne sommes que la plateforme. Mais avec 200 000 marques, les internautes viennent beaucoup plus souvent chez nous donc les coûts d’acquisition sont bien moins élevés, ce qui peut les inciter à baisser leurs prix sur Tmall. Nous n’interférons pas, nous leur mettons juste à disposition des outils pour analyser et développer leur stratégie marketing. Et la plupart du temps, ça les aide à augmenter considérablement leurs ventes. Elles utilisent même Tmall pour de grands lancements comme Apple avec l’iPhone 11, ou Lancôme. Ces marques savent que c’est le meilleur outil en Chine pour toucher un grand nombre de personnes en un temps très court.

 

Comptez-vous un jour, comme Amazon, créer vos propres produits ?

Non. C’est ce qui nous différencie. Nous ne créons rien, nous sommes une plateforme vouée à aider les marques à réussir, et c’est ainsi que nous réussissons. Si vous franchissez la limite en créant vos produits, vous devenez un concurrent. Je suis très fier de dire que nous ne sommes pas l’ennemi des marques, mais leur partenaire. Sur toutes les plateformes e-commerce, vous êtes dans l’univers de la plateforme. Mais sur Tmall, vous restez dans l’univers de la marque. Parfois, cette boutique est même mieux que l’originale ! (rires). Prenez Lancôme : nous leur offrons des outils de personnalisation, donc si ma femme ou moi allons sur la boutique, nous ne verrons pas la même chose. Le système sait comment plaire aux visiteurs. Pour 1 000 visiteurs, vous avez 1 000 boutiques différentes.

 

Vous travaillez beaucoup avec L’Oréal ?

C’est un très grand partenaire pour nous. Ils nous ont mentionnés dans leur rapport trimestriel. Leur plus grosse croissance est en Chine, et est liée à Alibaba. Nous les aidons beaucoup sur la connaissance client en connectant le CRM de Lancôme avec notre écosystème de données. Tout sera connecté. Cela rend l’expérience brick and mortar plus élégante. Un client qui arrive en magasin est connu par le vendeur, et inversement sur le site. Avec certaines marques, notre rôle va au-delà du partenariat e-commerce et s’étend à la transformation digitale et au retail. Pour cela nous créons une banque de données en cloud, et seule la marque peut y accéder. Elle est protégée, un peu comme un compte en Suisse. 

 

Dans ce cas, qui détient la data : la marque ou Alibaba ?

La donnée appartient toujours à la plateforme, et la marque y a accès. Mais il y a une vigilance collective. Nous devons considérer la protection des données personnelles comme la chose la plus importante. La marque n’a accès qu’à certains insights, partagés par des catégories socio-démographiques ou des profils d’intérêts. Mais nous ne fournissons jamais d’identité personnelle. Nous leur offrons toujours du profilage statistique. À partir de ces catégories, les marques peuvent s’adresser à des catégories d’environ un demi-million de personnes. Ça vous paraît beaucoup pour un segment d’audience, mais c’est très peu en Chine.

 

Et est-ce que les données que vous possédez sur une marque pourraient servir à un de ses concurrents ?

Nous n’offrons jamais de possibilités de concurrence directe, notre rôle de plateforme est d’être neutre. Nous devons soutenir tout le monde. Si une marque prend l’avantage, c’est parce qu’elle a de meilleurs produits, de meilleures stratégies publicitaires ou de meilleurs programmes CRM.

 

Vous faites beaucoup de recherche en intelligence artificielle, pour quelles applications ?

Quand on est une marque, le plus important pour réussir, c’est l’innovation ! Il faut inventer de nouveaux produits mais le taux d’échec dans les lancements est très élevé. Comment minimiser le risque et maximiser le ROI ? Il faut arriver à déterminer la bonne idée qui plaira aux clients. Et ça, l’IA peut vous l’offrir.

 

Mais que faites-vous de la part d’intuition dans la création ? Certains succès ne sont pas rationalisables à partir des expériences passées…

Mon point de vue, c’est que l’IA n’est là que pour aider les comportements humains. Certains pensent que nous serons un jour tous remplacés par des robots. Je ne pense pas que ce sera le cas. Chez Alibaba, nous ne perdons pas de temps à imaginer le futur comme un film de science-fiction. Nous développons des outils d’IA pour aider les humains à prendre de meilleures décisions. Il faudra évidemment toujours des hommes pour lire une analyse, chercher des insights, juger, et prendre les bonnes décisions. Ce qui est sûr, c’est que vous faites un bien meilleur boulot avec de la data que sans data !

 

Quels conseils donneriez-vous à une marque pour se développer en Chine ?

Apprenez en travaillant avec nous ! (rires) Mais je ne plaisante pas tant que ça. On dit toujours que la data est le nouveau pétrole. Mais plus vous utilisez du pétrole, moins il en reste. Alors que plus vous utilisez des données, plus vous en créez… Donc j’encourage vraiment les marques à utiliser nos outils, comme la personnalisation des boutiques.

 

Donc, il suffit d'« utiliser vos outils » ?

Ça va avec un état d’esprit... Certaines marques se disent : « Tout doit rester comme avant, je suis le centre du monde, etc. » Ce sont des pensées rétrogrades ! Résultat, elles ne jouent pas avec la technologie, et finiront pas avoir des problèmes. Leurs concurrents, eux, progressent, et utilisent la technologie pour plaire à leurs consommateurs. Ces marques fermées se couperont des jeunes, qui les relègueront au passé, ou s’en moqueront comme des marques de leur grand-mère… On va dire que j’exagère, mais pas tant que cela. Le conseil que j’ai à donner aux entreprises, c’est d’essayer tous les outils par eux-mêmes, et de voir. Les marques qui réussissent sur Tmall en Chine sont celles qui, réellement, ont une nouvelle approche de leur business.

 

D’un point de vue plus macro-économique, la croissance chinoise ralentit ces derniers mois. En ressentez-vous l’impact ?

Nous sommes toujours une entreprise qui a fait 42 % de croissance au dernier trimestre pour un total de 16,7 milliards de dollars de chiffres d’affaires. Et c’est normal. Dans ce contexte économique plus tendu, les entreprises cherchent à accroître leur efficacité, car le business est plus compliqué. Donc elles vont sur Alibaba et utilisent davantage nos outils. C’est ce que nous, nous observons. Pour que vous vous rendiez compte de notre taille, sachez qu’au total, 40 millions de personnes sont associées à l’écosystème d’Alibaba, et travaillent directement ou indirectement pour nous. Si vous prenez du recul, Alibaba est presque un système économique en soi.

 

Votre croissance provient-elle davantage de la Chine ou de l’international ? Quelle est votre priorité ?

Je ne vous donnerai pas de chiffre mais la croissance est bien plus élevée en dehors de la Chine. Mais comme la base est très petite, l’activité en Chine pèse le plus gros de nos revenus. Mais nous n’avons pas l’intention de rester concentrés sur la Chine, même si le business s’y passe très bien. C’est vraiment un beau marché, le premier mondial en matière de retail d’ici 2020, mais notre vision est de faire du business partout dans le monde, et nous sommes en train de mettre en place notre internationalisation pour cela.

 

Les marques chinoises font beaucoup d’efforts pour s’adapter à l’Occident. Qu’est-ce que vous conseilleriez à ces marques pour s’adapter au marché européen ?

Vous avez prononcé un mot important : la culture. Il y a vingt ans, les marques chinoises se développaient dans une économie basée sur un modèle industriel. Il n’y avait pas la même conscience du concept de marque. Nous n’avions pas toute cette réflexion autour du produit. Il y a dix ans, des entrepreneurs ont commencé à dire : « Réveillez-vous, il est temps de créer nos propres marques. » Ils ont investi beaucoup de temps, d’énergie, et ont recruté des talents partout dans le monde, pour façonner des marques chinoises. C’est un changement absolu auquel nous assistons depuis. La plupart des marques chinoises que vous connaissez en Europe aujourd’hui ont grandi ces dix dernières années. Pourquoi ? Car le pays se concentre vraiment sur la construction de marques. Avant nous fabriquions des produits pour les autres. Il est de notoriété publique que la Chine peut réaliser des produits de très bonne qualité. Maintenant, nous le faisons sous nos propres marques avec leur propre histoire. Les entrepreneurs ont réalisé qu’ils feraient davantage de profits ainsi. Personnellement, ce que je pense, c’est que si vous voulez étendre vos marques partout dans le monde, le plus important est de respecter les cultures locales. C’est quelque chose que les marques chinoises doivent faire. Et elles le font, elles apprennent ! Mais il faudra du temps. Cela prend du temps de parler à des journalistes comme vous, à la presse, aux consommateurs, d’apprendre et de comprendre ce que les Français désirent par exemple. Vous savez, en Chine, on ne considère pas que tout est acquis. Alors nous travaillons, nous apprenons, pour penser, fabriquer, emballer et vous livrer les produits les plus porteurs de sens pour vous, les plus adaptés à ce que vous voulez. Cela prend du temps, mais ça avance !

 

C’est aussi pour cette raison que vous travaillez avec les designers français ?

Oui, il faut apprendre et respecter. Les designers ne se limitent pas à dessiner des produits pour les marques chinoises afin de les vendre en Chine. En faisant cela, nous aidons aussi les marques chinoise à écouter et comprendre la manière de penser française. En travaillant avec eux, vous comprenez progressivement comment les Français réfléchissent. Et vous serez plus confiant, la fois d’après, pour vendre quelque chose en France. Ce sera peut-être toujours en partenariat avec des entreprises françaises. Et si c’est le cas, ce sera aussi très bien.

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