Audiovisuel
Quatre des principaux groupes audiovisuels – TF1, Canal+, Next Radio TV-SFR et France Télévisions – font évoluer leur modèle économique pour répondre aux transformations des usages et actionner de nouveaux leviers de monétisation des contenus.

Aux Rencontres de l’Udecam, le 6 septembre, Pierre Lescure a été le premier à repérer, en vieux routier de la télé, les bouleversements en cours dans le paysage audiovisuel français: «Ce que je trouve passionnant en cette rentrée, c’est qu’au lieu de se battre juste pour le mercato, les groupes ont de vrais enjeux de redéploiement, de changements de modèle, de challenges, voire de portes étroites par lesquelles il faut passer pour imaginer l’avenir», a déclaré l’ancien patron de Canal+ et cofondateur de la start-up Molotov. Si cette mutation correspond à l’arrivée depuis plusieurs mois de nouveaux patrons à la tête de TF1, France Télévisions, Canal+ et SFR, ce n’est bien sûr par un hasard. Chacun à leur façon, Gilles Pélisson, Delphine Ernotte, Vincent Bolloré et Michel Combes sont en train de réinventer le média en faisant évoluer sensiblement leurs modèles économiques, au-delà des seules ressources de la publicité et de la redevance.

TF1 ou l’éclatement des frontières

C’est un détail qui n’en est pas un. Sitôt installé au quatorzième étage de la tour TF1, Gilles Pélisson a fait abattre les bureaux pour avoir à ses côtés Ara Aprikian, l’homme des contenus, et Régis Ravanas, celui de la régie et de la diversification. A charge pour eux de croiser leurs expériences et de développer des projets en commun: programmes, prolongements digitaux, spectacles, jeux… «Il y a une vraie prise de position de l’équipe contenus sur la façon de développer des perspectives intéressantes pour les annonceurs, dit Régis Ravanas, en rappelant que ses objectifs sont indexés sur l’audience, comme ceux d’Ara Aprikian le sont sur la monétisation que génère sa «content market place» (cf Stratégies n°1869). Exemple de cross fertilisation: «Pour M Pokora, nous signons un accord pour un album, une tournée, en faire un animateur de Voice Kids et nous travaillons sur son association avec Renault via une campagne spécifique pour le nouveau Scenic.» «Pour attirer les talents, il faut proposer une offre globale et maîtriser la chaîne de valeurs, avec une salle de spectacles pour le live, un studio pour les vidéos, des produits dérivés, tels des jeux…», explique Frédéric Ivernel, directeur de la communication de TF1. De même, la nouvelle émission Quotidien de Yann Barthès sur TMC donne lieu à un best-of, une émission hebdo sur TF1 et des vidéos, développées exclusivement pour le numérique (1 million de vidéos vues), sources potentielles de nouvelles recettes. «Nous aurons une proposition de news éditoriales décalées, un peu dans l’esprit de Vice», a annoncé Sylvia Tassan-Toffola, directrice générale déléguée aux opérations commerciales de TF1 Publicité. Les chroniqueurs de l’émission, Quentin et Eric, seront aussi associés à des opérations publicitaires. Pour Gilles Pélisson, TF1 doit mieux tirer parti de sa puissance en avançant groupé. Etre un groupe «multichaîne, multimédia, multimétier», dit-il, qui repositionne autour du navire amiral quatre chaînes de la TNT (TMC, NT1, HD1, LCI), dont chacune doit avoir une identité propre et doit participer à la consolidation de l’audience sur une cible complémentaire de la chaîne mère: les 25-49 ans et les CSP+ actif pour TMC, la femme de moins de cinquante ans «fun et décomplexée» pour NT1, les 25-59 ans amateurs de fiction pour HD1 et les CSP+ soucieux d’être mieux informés sur LCI. Mission accomplie avec la première de Quotidien sur TMC (près de 1,3 million de téléspectateurs), dont ni Secret Story sur NT1 (500 000) ni Bienvenue à l'hôtel de TF1 (2,5 millions) n’auraient souffert. On peut désormais voir une série de prestige de TF1, comme La Vengeance aux yeux clairs, rediffusée 24 heures après sur HD1. Résultat: au moins 500 000 téléspectateurs supplémentaires à ajouter aux 6,8 millions et 5,8 millions des deux premiers épisodes. Sur l’offre digitale, il est aussi possible aux amateurs de «binge watching» (visionnage en rafale) d’acquérir les huit épisodes de la saison pour 9,99 euros sur My TF1. Deuxième plateforme VOD de France, My TF1 VOD va proposer aussi des séries 24 heures après leur diffusion aux Etats-Unis. Toutefois, compte tenu de la concurrence de Netflix ou des Gafa, les séries américaines sont plus coûteuses. Le groupe a intérêt à investir dans des séries françaises. Il dispose aussi, depuis le rachat de Newen, d’un catalogue d’œuvres à exploiter. TF1 peut trouver dans la production française de nouveaux relais de croissance, à condition de savoir l’exploiter au mieux sur tous les canaux et dans tous les pays.

Canal+ à la recherche du nouvel abonné

Depuis 2012, victime de la concurrence de Be in Sports pour le football et de Netflix dans les séries, Canal+ a perdu en France quelque 500 000 abonnés. Pour les reconquérir, voire en gagner de nouveaux, Vincent Bolloré a tranché: fini les six heures de programmes en clair le week-end et les deux heures en semaine, la fameuse vitrine censée donner goût à l’esprit Canal. La chaîne ne propose plus qu’une heure de programmes gratuits en semaine (deux le week-end). «Le rôle du clair est de donner envie aux gens de s’abonner en assurant, par exemple, la promotion de la Ligue 1 et des matchs qui suivent grâce au Canal football club diffusé en clair, et en offrant une proposition alternative de liberté éditoriale et d’indépendance, notamment avec de nouveaux talents face à des chaînes purement gratuites», explique Maxime Saada, directeur général du groupe Canal. Mais le clair, qui ne représente qu’une soixantaine de millions d’euros de revenus, est marginal aux yeux de Vincent Bolloré. «Notre modèle d'abonnement nous permet de prendre le temps, des risques, car notre priorité n'est pas l'audience, mais la satisfaction de nos abonnés», dit le directeur général. Sur le plan de l’offre cryptée, le calcul est simple: sur 27 millions de foyers français, la pénétration de la télévision payante est de 20%, alors qu’elle est de 40% au Royaume-Uni, sur les terres de Sky. «Nous sommes en mesure, via la segmentation de nos offres, d’augmenter significativement cette pénétration, cela se traduira en millions d’abonnés», avance Maxime Saada. A travers l’application My Canal, qui offre l’intégralité d’une série dès la première soirée, le groupe a déjà converti des centaines de milliers d’abonnés à un nouveau type d’accès. «Tous les abonnés ont accès à My Canal, l’enjeu est d’en accroître l’usage: plus l’abonné consomme nos contenus, plus il est satisfait et donc fidèle», indique Maxime Saada. L’idée est donc de rendre Canal+ plus accessible à travers des offres purement digitales. «Il faut entretenir la modularité dans les prix et dans les thématiques. Nous avions jusqu’à présent des offres très monolithiques.» Plutôt qu’un abonnement à la carte, le groupe prépare donc pour octobre des offres qui permettront de ne pas souscrire à certaines thématiques (cinéma, sport, jeunesse, divertissement, arts…) et d’en privilégier certaines. Mais, précise Maxime Saada, il s’agit bien de rester dans une logique d’offres et d’éditeur: «Les gens demandent qu’on les aide à faire leur choix.»

SFR Médias, le changement de paradigme

C’est un modèle testé il y a près de dix ans qui trouve son aboutissement: le rapprochement de la radio et de la télévision avec la reprise de la matinale sur RMC de Jean-Jacques Bourdin par BFM TV. Un modèle étendu à RMC Découverte entre 6heures et 8h30. «C’est un service que l’on rend, précise Franck Lanoux, directeur délégué de Next Radio TV. Avec les smartphones et la 4 G, les gens veulent des images. Dès lors qu’il est possible d’en produire aussi facilement que le son, on peut s’interroger sur l’avenir de la radio dans quelques années.» Le smartphone ou la conduite assistée rendent l’image mobile, comme le son est devenu portatif avec le transistor et l’autoradio. Mieux, la consommation d’images sans le son se développe sur les applis ou les sites mobiles. Au-delà de cette rencontre entre médias, c’est à une offre intégrée médias-télécoms qu’invite le smartphone: «Cet objet que tout le monde possède matérialise ce rapprochement», estime Franck Lanoux. Aux Etats-unis, Comcast-NBC Universal ou Verizon-AOL témoignent de la convergence…» Pour lui, elle est une chance pour un média dans la mesure où «un distributeur qui a la capacité de financer une chaîne payante» permet de créer une chaîne locale, comme BFM Paris le 7 novembre, ou une offre de sport à partir de droits de la Ligue anglaise. Mais le fait de porter le nom de SFR ne limite-t-il pas ses possibilités de distribution auprès d’autres opérateurs? «Sur le plan des marques, il peut y avoir des ajustements, des situations qui évoluent», relève le dirigeant. De plus, la régie SFR Publicité devra permettre de commercialiser les audiences à partir de la connaissance de l’abonné dont dispose l’opérateur télécoms. Un nouveau paradigme, mais qui ne change rien aux fondamentaux, selon Franck Lanoux: «On travaille à la façon de toucher le consommateur avec un contact qualifié, mais un environnement éditorial de qualité continue d’avoir une valeur considérable.» Après la presse, les news et le sport, SFR Médias s’attaque désormais aux films et séries. Avec SFR Play, qui succédera à Zive, Altice Studios développera des coproductions de séries, notamment avec Israël, commercialisées ensuite sur tous les canaux.

France Télévisions en quête de nouvelles ressources

Argent public (2,5 milliards d'euros) et publicité (330 millions) sont les deux mamelles de France Télévisions. «J'ai la conviction qu'une partie de nos besoins peut venir de ressources propres», explique Laetitia Recayte, directrice du développement commercial du groupe public. C'est en ce sens qu'ont été programmés dans le contrat d'objectifs et de moyens de France Télévisions l'apport de 30 millions d'euros de recettes supplémentaires en propre en 2020. Le groupe reconnaît qu'il n'a pas réussi à obtenir de nouvelles coupures publicitaires après 20 heures, où sont concentrés 56% des investissements des annonceurs, le gouvernement ne souhaitant toucher à rien avant l'élection présidentielle. Laetitia Recayte appelle donc à «une réflexion pour faire grossir ce gâteau avec les autres chaînes», mais elle sait qu'elle devra compter sur elle-même. En décembre dernier, l'accord signé avec les syndicats de producteurs permet de récupérer des recettes induites par l'exploitation d'un catalogue de programmes sur tous les supports. «On voit lors du Fipa, à Biarritz, le potentiel des programmes français qui peuvent circuler de plus en plus en plus», note-t-elle. Elle développe aussi la production propre via Multimedia France Production. En mars, la nouvelle plateforme de vidéo à la demande proposera des séries, films et programmes de France Télévisions. «D'éditeur de chaînes, nous devenons éditeur de contenus, notre offre délinéarisée a l'obligation de toucher tous les publics», souligne la dirigeante, qui estime que «le risque des chaînes publiques est d'être complètement déconnectées du marché». En attendant, France Télévisions joue les mutualisations avec Radio France pour imposer la chaîne Franceinfo. Une orientation de plus en plus à la BBC…

Avis d'expert

«Les groupes se remettent du choc numérique»

Philippe Bailly, président de NPA Conseil, observe que «TF1 et Canal+ utilisent les facilités du numérique pour retrouver leurs fondamentaux et de nouvelles recettes.» Seul Next Radio TV est vraiment dans un changement de modèle en mélengeant l'accès, les contenus et la publicité. «Est-ce que les droits du championnat de foot anglais seront suffisament forts pour génerer des abonnements en masse?», interroge l'expert. En attendant, «le fait que l'opérateur soit propriataire d'une data hyper-précieuse pour qualifier l'abonné est un atout important». Aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni, Comcast et Sky se servent de leur position pour toucher les marchés locaux dans une optique de géolocalisation et pour avoir des données comportementales. Quant à France Télévisions, la plateforme de SVOD est en train de prendre la fonction qu'avaient hier les chaînes thématiques. «J'ai l'impression que les groupes commencent à se remettre du chox numérique, qui a fait disparaître des chaînes thématiques, et qu'ils réinventent des développements en puisant aux sources et en s'adaptant au digital.»

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.