Marché
Les groupes de médias qui se sont lancés sur le continent misent de plus en plus sur des implantations locales ou l'africanisation de leurs contenus. Et parient sur le moyen ou le long terme.

C’est le seul patron de médias français à vivre en Afrique. Olivier Laouchez, le patron de Trace, s’est installé à Johannesburg pour piloter une entreprise de 200 personnes, qui réalise la moitié de son chiffre d’affaires -"plusieurs dizaines de millions d'euros"- via ses multiples implantations africaines. Son groupe, qui se positionne comme le leader des médias sur les jeunes en Afrique possède sept chaînes musicales –dont trois pour le continent depuis septembre-, une FM en Côte d’Ivoire -qui arrivera bientôt au Cameroun-, et une licence de marque, Trace Mobile -qui compte 900 000 abonnés. Et lors de son tout premier concours de détection de talents, mené avec l'opérateur Airtel, le groupe avait enregistré 2,3 millions de candidatures. Le marché ? «Oui il est difficile, explique le patron. Si l’Afrique du Sud est atypique, le continent est plutôt en stagnation: il y a des problèmes de corruption, de gouvernance, de chute des matières premières, de respect de la parole et du contrat signé… Nous gagnons déjà de l’argent en Afrique avec nos anciennes chaînes et c’est une croissance à deux chiffres sur ces dix dernières années.»

Les États «business friendly» privilégiés

Loin de toute euphorie, les médias qui font des affaires sur le continent le savent: le développement du business se fait petit à petit et en pensant global, c’est-à-dire panafricain. Jean-Sébastien Decaux, directeur général de la zone Afrique, Europe du Sud, Israël et Belgique de JC Decaux, a fait faire un grand saut à la société en reprenant le Sud-Africain Continental Outdoor Media, en juin 2015, présent sur quatorze pays africains. Bien qu’il constate un marché plutôt poussif, excepté en Afrique du Sud, son activité africaine -d’une cinquantaine de millions d’euros- contribue aux résultats du groupe. Mais il s’agit de s’adapter aux réalités des pays, à leurs soubresauts politiques ou économiques, à des problématiques de gouvernance… «On trouve des gens de très bon niveau et qui ont la volonté de bien gouverner, qui sont animés de bons sentiments, très bien préparés, très à l’écoute et désireux d’aller de l’avant », observe-t-il. La corruption? «Il y en a comme partout, mais notre réputation n’a pas de prix et l’Afrique est suffisamment grande pour qu'on ait le choix», répond-il. L’afficheur privilégie donc les États «business friendly», même s'ils ne sont pas toujours des modèles de démocratie -il a candidaté au Zimbabwe-, en posant comme critère la transparence dans l’attribution des marchés publics. Il plaide pour le lancement d’appels d’offres, plutôt que d’opaques contrats de gré à gré: «On ne cherche pas à faire des accords en catimini, car ils ne résistent pas au temps», souligne Jean-Sébastien Decaux.

Là, le groupe est bien placé pour racheter des opérateurs. En lieu et place de dizaines de régies d’exploitation, JC Decaux représente l'opportunité pour une ville de réduire la pression publicitaire en tirant parti des meilleurs emplacements, quitte à être accusée de tuer les concurrents locaux et de réduire les emplois. Pour l’heure, le grand, voire le très grand format, s’impose largement, mais l’afficheur souhaite développer mobilier urbain et digital. En Afrique du Sud, le 6X3 horizontal permet d’intégrer des panneaux digitalisés «plus intégrés, plus innovants et plus efficaces», note le directeur général. JC Decaux rêve aussi de sortir des capitales pour entrer dans la capillarité des pays. Mais encore faut-il convaincre les annonceurs: «Il y a deux types de clients. Ceux qui découvrent l’Afrique et veulent entrer dans des grandes zones de chalandise et ceux, plus matures, comme Unilever, Vodacom ou Castel, qui ont une notoriété suffisante sur les grandes places et cherchent à aller plus en profondeur», développe Jean-Sébastien Decaux.

Africaniser l'offre

À Canal+ Afrique, la cible est la classe moyenne des grandes villes. Sur 2,2 millions d’abonnés en Afrique, un million d'entre eux paient chaque mois de 10000 Francs CFA (15 euros) à 40000 Francs CFA (60 euros), le reste déboursant entre 7,50 et 15 euros. «Un abonné reste en moyenne 9 mois et demi», assure François Deplanck, directeur des chaînes et contenus de Canal+ Overseas. Recettes totales: plusieurs centaines de millions d'euros en Afrique. Auxquels il faut ajouter 600000 abonnés dans l’Outre-mer. Les tarifs sont conséquents mais, selon le dirigeant, «les gens qui ont les moyens dépensent trois fois plus pour leur téléphone». Le paiement se fait à 95% au mois, via le mobile en particulier. Les nouveaux abonnés, plus fragiles, ont un taux de désabonnement plus élevé. D'où l'importance de les séduire avec des prix d'accès à 5000 Francs CFA (7,6 euros) que ce soit sur l'offre de base que sur le bouquet de TNT Easy TV que le groupe commence à déployer en RDC.

Mais pour fidéliser l'abonné, il ne suffit pas de lui proposer les chaînes et programmes du groupe Canal. Il importe aussi d'africaniser l'offre à travers une chaîne A+, créée en 2014, qui ne propose quasi-exclusivement que des programmes du continent, notamment via un accord cadre pour les séries du Sud-Africain SABC, ou les telenovelas angolaises. De plus en plus, Canal produit aussi localement à Abidjan, surnommé «Babywood» pour sa capacité à marcher sur les pas du Nollywood nigérian. «J'avais récemment 500 personnes qui travaillaient à Abidjan en simultané, indique François Deplanck, pour le concours de coiffure "Koiffure Kitoko", le "Family Music Show" ou "L'Afrique a un incroyable talent".» Particularité de ce dernier format de «quelques millions d'euros», adapté par Fremantle Media pour le continent avec un rendez-vous quotidien: il est financé à 75% par Nestlé, par le biais de la marque Nescafé.

Développer les contenus locaux

À côté de ces grosses productions, une vingtaine de séries locales de 26 minutes tournent à 5000 euros l'unité. Parmi les projets en coproduction, on trouve aussi Invisibles sur les laissés-pour-compte des villes, ou encore Flingues et chocolat, un Dallas du Cacao (avec CFI). Sur A+, des magazines comme Réussites, Le Parlement du rire, + d'Afrique Live sur la musique ou Talents d'Afrique pour le sport complètent la grille. Canal+ Afrique, diffuseur de la CAN, vient d'ailleurs de signer son premier championnat national en Côte d'Ivoire. «On a remis à plat la stratégie pour se rapprocher des publics avec plus de chaînes africaines, plus de thématiques africaines et plus de contenus africains», résume François Deplanck. Sur les 150 chaînes du bouquet de base, les deux tiers proviennent du continent.

Gulli Africa, lancée en 2015 sur 24 pays par Lagardère Active avec Canal, compte dans cet éventail. La production, provient pour 10 à 15% de sociétés africaines. «Nous voulons accroître cette part», explique Richard Lenormand, directeur général du pôle radios-TV de Lagardère Active. L'éditeur complète avec des stocks de dessins animés aux personnages noirs. Pas question pour autant d'avoir du 100% local: «Il faut des programmes forts qui gardent devant le poste.» Chez Turner Broadcasting System, qui édite Cartoon Network ou Boomerang TV, Pierre Branco, vice président pour la France et l'Afrique, constate aussi «un réel appétit pour les contenus locaux et le meilleur des programmes internationaux». Avec ses films d'action, TCM a été repositionnée pour une population jeune et noire. Même CNN, première chaîne d'infos sur 54 pays, a développé un hub éditorial au Nigéria où sont produit des magazines comme African Voices ou Inside Africa. Sur la zone francophone, France 24 profite de sa version française: la chaîne touche sur une semaine 46,4% des téléspectateurs (étude Africascope). La pénétration du mobile encourage à développer des applications et services numériques. Turner veut ainsi créer en Afrique une nouvelle chaîne de divertissement avec ses applis.

La radio n'est pas en reste. Outre RFI, qui touche 50,5% des auditeurs sur une semaine (Africascope) et développe des émissions en langues vernaculaires pour approfondir son ancrage, les groupes français sont présents à travers la station musicale jeune de Lagardère, Vibe Radio, lancée il y a trois ans à Dakar, puis à Abidjan. Le groupe détient aussi 20% de la Sud-Africaine Jacaranda FM. «Notre approche est d'être là tôt, pour être un acteur important le jour où le marché sera important», explique Richard Lenormand. Pour l'heure, il faut attendre que les marchés se structurent, notamment en matière de mesure d'audience. Ce qui n'est le cas qu'en Afrique du Sud. «Notre modèle, c'est l'idée de créer, petit à petit, un tissu de radios, confie-t-il. Nous aurons en 2017 une nouvelle implantation en Afrique subsaharienne.»

«Un journalisme de solutions» pour l'Afrique

En presse, les initiatives ne manquent pas non plus. Initiées en 2011 et 2014, les expériences de Slate Afrique et du Point Afrique restent limitées, faute de journalistes. Créé en janvier 2015, Le Monde Afrique qui emploie neuf personnes à Paris et une trentaine de correspondants, couvre 19 pays dont une grande partie de la zone en langue anglaise. «Le vrai créneau, c'est d'expliquer l'Afrique anglophone, plus dynamique, à l'Afrique francophone», dit Serge Michel, le rédacteur en chef. Avec une ligne éditoriale panafricaine, le site se veut proche des sociétés civiles, attentif aux critiques sur les pouvoirs africains, mais ne s'arrête pas à l'actualité dramatique: «À trop suivre les coups d'État, on risque de passer à côté de ce qui fait moins de bruit: l'émergence de l'Afrique», ajoute ce grand reporter qui mise ainsi sur un «journalisme de solutions» pour le continent. Le site, qui affiche 7 millions de visites mensuelles contre 4,5 à son lancement, est à l'équilibre depuis un an en cumulant trois sources de revenus pour un budget de moins de 2 millions d'euros: les partenariats, le sponsoring et l'événementiel. Avec des thématiques comme l'éducation supérieure, la formation professionnelle ou les femmes, cette activité en accès libre permet de proposer à Abidjan ou à Paris à des partenaires une visibilité sur l'événement, le site et l'imprimé. En revanche, Le Monde Afrique encore lu à 60% en Europe par la diaspora, a du mal à générer des revenus publicitaires traditionnels, reconnaît Serge Michel. Prochaine étape: «S'installer en Afrique en tant que rédaction», imagine le rédacteur en chef.

«Pour nous, l'Afrique est inimaginable depuis Paris», estime de son côté Jean-Christophe Tortora, qui a lancé début octobre La Tribune Afrique. Installée à Rabat, au Maroc, l'équipe du titre compte dix salariés, dont cinq journalistes, en partenariat avec le groupe Guépard (40% des parts), actionnaire du Huffington Post Maghreb. Outre le site, un mensuel papier est diffusé à 48000 exemplaires en France et à 30000 sur le continent. À l'occasion de la Cop 22 au Maroc, le numéro sortira en même temps qu'un forum «Smart tourism Africa», les 10 et 11 novembre prochains. Objectif: la rentabilité d'ici à deux ans, avec un modèle où les forums pèsent pour un tiers des recettes, à côté de la pub et des abonnements. Et Jean-Christophe Tortora de conclure: «Le Maroc est pour nous un hub bien connecté avec l'Afrique subsaharienne, et on y trouve une certaine maturité du marché publicitaire. C'est un pari de moyen ou long terme qui nous permet de déplacer notre centre de gravité. Je ne crois pas un eldorado, mais on ressent un vrai appétit des annonceurs».

Africanews, chaîne d’info de 2016

Africanews, la chaîne panafricaine d’Euronews, créée en avril dernier depuis Pointe-Noire au Congo-Brazzaville, affiche ses premiers chiffres via Afriscope: 31% de notoriété sur les sept pays de la zone (de 21% au Mali, jusqu’à 60% au Gabon) et 1,7 million de personnes qui l’ont regardé au moins une fois dans la semaine. Une performance selon Michael Peters, le PDG, pour un budget qu'il qualifie d’«extrêmement compétitif». Touchant 7,5 millions de foyers sur 35 pays (via Canal+ Afrique, Star Times, mais pas encore Multichoice), la chaîne vit des recettes de distribution et de publicité. Elle cumule spots TV, publireportages (signalés «corporate profile», à l’écran) et contenus sponsorisés. Africanews travaille aussi sur sa diversification via des «bureaux régionaux» qui produiront des contenus éditoriaux en partenariat avec des sponsors ou des États «en toute indépendance éditoriale», des «académies de journalisme» et des «events», assure Michael Peters.

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