France 2 diffusera les 17 et 18 mars deux documentaires de Christophe Nick fustigeant la télé-réalité et le fonctionnement de la télévision commerciale. Décryptage.

«Ce que nous allons regarder est extrêmement dur: il ne s'agit pas que de télévision et de divertissement.» Prononcés avec la voix de Philippe Torreton, les premiers mots du documentaire «Le Jeu de la mort», qui sera diffusé mercredi 17 mars en prime time sur France 2, donnent le ton du propos de son auteur, Christophe Nick.

Roulette russe ou dissection de cadavre sur Channel 4 en Grande-Bretagne, humiliation et cruauté pour la version américaine de Fear Factor sur NBC, femme au bord de l'étouffement après avoir plongé la tête dans un sac plastique sur une télévision japonaise… Les images se succèdent sur toutes les dérives possibles de la télé-réalité dans le monde. Nous n'en sommes pourtant qu'aux hors-d'œuvre. Car Christophe Nick va aller beaucoup plus loin. Pour prouver que la télévision est en mesure d'orchestrer une mise à mort en prime time, il a reconstitué dans le cadre d'un jeu télévisé la fameuse expérience de Stanley Milgram datant de 1963. Laquelle tend à démontrer que 62% des gens sont susceptibles d'administrer à leurs semblables des décharges électriques mortelles pour peu que ce soit sur instruction de blouses blanches dans un laboratoire de l'université de Yale.

Sauf que cette expérience, qui a donné lieu à une adaptation fictionnelle dans le film I comme Icare, d'Henri Verneuil, n'a plus pour objet de prouver que les individus se soumettent à une autorité scientifique mais que l'homme du XXIe est sous l'emprise d'une autorité bien plus puissante : la télévision. Pour cela, Christophe Nick s'est entouré d'universitaires, comme le professeur de psychologie sociale, Jean-Léon Beauvois.

Les conclusions de son documentaire sont sans appel : dans La Zone Xtrême, le jeu télévisé fictif animé par Tania Young, 81% des 80 candidats vont jusqu'à envoyer des chocs électriques de 460 volts. Un «châtiment» qui laisse songeur quand on pense que seuls neuf participants ont arrêté l'expérience entre 100 et 220 volts et que sept ont attendu entre 320 et 440 volts pour désobéir.

Transgression des interdits

Faut-il pour autant suivre Christophe Nick dans ce parti pris de montrer par l'extrême jusqu'où peut-aller le petit écran? Le propos est en tout cas si clairement critique que Le Jeu de la mort sera suivi d'un débat pour discuter des fondements de l'expérience et, lendemain en seconde partie de soirée, d'un deuxième film, Le Temps de cerveau disponible, allusion à la célèbre phrase de Patrick Le Lay, ex-PDG de TF1.

Vous avez dit tir nourri du service public, qui s'est toujours refusé à programmer de la télé-réalité, sur la télévision commerciale privée? Patricia Boutinard-Rouelle, directrice de l'unité de programmes et de documentaires de France 2, répond que sa chaîne se contente de poser des questions. «Peut-être que demain, la télé va filmer la mort en direct. Nous prouvons que c'est possible, explique-t-elle. En France, des contraintes pèsent sur le petit écran et l'en empêchent, mais nous n'en sommes pas très loin. On peut atteindre des dérives qui posent problème.».

Christophe Nick, dans Le Temps de cerveau disponible, associe en tout cas le développement de la télévision commerciale à la transgression des interdits. Il montre que c'est pour relever son cours de Bourse que M6 a pris la décision d'importer Big Brother avec Loft Story en 2001. Et que TF1 a été contraint de suivre en signant un partenariat avec Endemol.

Aujourd'hui, les tentations ultimes seraient plutôt à chercher du côté des chaînes de la TNT, prêtes à prendre tous les risques pour dépasser le point d'audience. «Ultimate Fight est aujourd'hui sur RTL9. Quand on va sur des niches, on peut être extrême», souligne Christophe Nick.

Depuis Psy Show de Pascale Breugnot dans les années quatre-vingt jusqu'au Maillon faible, qui vise à éliminer ses rivaux, le documentaire explique que le dévoilement de l'intimité conduit à la domination de l'autre et au cynisme comme valeurs dominantes. Comme dit le philosophe Bernard Stiegel, «notre capacité à voir est devenue très grande mais cela veut dire aussi que notre sensibilité est devenue moins grande».

Avec une différence importante par rapport aux années quatre-vingt : on exige le passage à l'acte. L'essayiste insiste sur le fait que la télé-réalité permet d'exciter des pulsions, y compris les plus morbides comme en attestent, à l'étranger, des programmes diffusés dans des cryptes ou montrant des dissections de cadavres.

Affirmer sa différence

Problème, selon Bernard Stiegel : toute la civilisation s'est construite sur une «énergie pulsionnelle» que l'homme tend à maîtriser en la convertissant en «investissement social». Dès lors qu'elle ne respecte plus cette politique de civilisation chère à Edgar Morin (et à Nicolas Sarkozy) toute télévision détruit selon lui de la société et «peut conduire à la guerre civile».

Exagération? Sans doute. Mais Christophe Nick n'en a cure. Au point que son argumentation prend parfois des allures de pamphlet. «C'est la première fois qu'une télévision attaque les autres télés, reconnaissait-il le 23 février devant les étudiants de l'IFP [lire aussi page 10], la première fois aussi qu'une chaîne publique dit “on n'est pas comme elles”. Cela va permettre de se poser en alternative aux télévisions commerciales.»

Un tel discours aurait-il été possible avant la suppression de la publicité sur France Télévisions? Selon l'auteur, l'idée du documentaire date de 2007, donc avant la décision de Nicolas Sarkozy. Reste que le directeur général du groupe public, Patrice Duhamel, a apporté son soutien à un programme qui permet d'affirmer nettement la différence de la télévision publique. Selon Christophe Nick, les dirigeants de France Télévisions auraient été ulcérés d'entendre le patron de M6 Nicolas de Tavernost dire que seule messe du dimanche distingue les télévisions publiques de leurs consœurs privées.

Sur le terrain de la publicité, Le Temps de cerveau disponible reprend des thèses déjà développées par François Jost, professeur à la Sorbonne nouvelle, dans L'Empire du Loft. Il cite Valérie Patrin-Leclère, maître de conférence au Celsa, selon laquelle Loft Story, en interdisant tout propos politique ou idéologique, visait surtout à préparer les téléspectateurs aux écrans publicitaires qui suivent puisqu'on y voyait des jeunes désœuvrés parlant mode, cosmétique ou consommation. De la même façon, les annonceurs plébisciteraient un programme comme Koh Lanta non seulement pour ses audiences, mais aussi parce qu'il créerait dans les têtes une urgence consumériste liée au spectacle du manque.

Une approche qui contraste avec celle de Virginie Calmels, PDG d'Endemol France – qui précise qu'elle n'a pas été contactée par le documentariste –, selon laquelle la télé-réalité est sous le double contrôle du CSA et… du marché publicitaire. La dérive est rendue plus difficile, selon elle, par le fait que les annonceurs ne supportent pas le trash (lire l'interview en page 9).

Du reste, Fear Factor n'a pas été produit en France depuis 2003 et si Secret Story contient son lot d'inepties, on n'y a pas vu certaines scènes comparables à la piscine avec Loana et Jean-Édouard. Un choix de la production… Quant à la pulsion morbide, elle laisse de marbre Édouard Boccon-Gibod, président de TF1 Production : «À aucun moment et d'aucune manière, un producteur ou une chaîne ont laissé entendre en France qu'ils allaient jouer avec la mort.»

Un stress lourd à gérer

Peut-on pour autant soutenir que la télé-réalité n'encourage pas les pulsions les plus primaires ? Ni TF1, qui a retiré L'Île de la tentation (aujourd'hui sur Virgin 17) pour des raisons d'image, ni M6 qui s'efforce de bâtir de la télé-réalité ou de coaching à visée éducative (Super Nanny, Les Parents les plus stricts du monde) n'ignorent ce problème.

«Le message de la télé-réalité est de dire que même si l'on travaille pas et qu'on perd son temps, on peut gagner beaucoup d'argent, explique Fabrice d'Almeida, professeur à l'Institut français de presse. Mais il y a aussi des processus d'harmonisation des conduites. S'il y a des programmes dégradants, il y a aussi de l'éducation et du souci de soi […]. Je rejoins Christophe Nick sur la critique du genre, mais je ne suis pas convaincu par son analyse de la libéralisation des ondes : je ne pense pas qu'il ne faut pas revenir au monopole même si cette libéralisation ne fonctionne plus au bénéfice du collectif.»

Ce n'est pas la seule critique que va devoir affronter France 2. «Le Jeu de la mort reprend tous les codes de télé-réalité, souligne François Viot, auteur du Jackpot des jeux TV. La mise sous pression des candidats, la musique stridente, les chauffeurs de salle, les gros plans, la scénarisation à outrance. Cela me met mal à l'aise car on sait alors que le dispositif, avec les injonctions de l'animatrice, est plus fort que le candidat. Ce dernier est mis en condition comme les rats du professeur Laborie : c'est à la base une supercherie, comme dans la télé-réalité.»

Bien sûr, Christophe Nick aura beau jeu de rétorquer qu'il s'agit d'un jeu à visées scientifiques. Mais il n'ignore pas que l'expérience de Milgram est aujourd'hui rejetée par l'American Psychologist Association qui, comme il le précise lui-même, «a demandé à la communauté mondiale des chercheurs de ne pas reproduire l'expérience» (1). Il faut dire que le stress généré auprès des participants est parfois lourd à gérer. «Christophe Nick traite comme quelque chose d'un peu évident le passage à la transposition TV sans tenir compte du poids de la caméra», relève François Jost.

La dimension ludique du jeu n'altère-t-elle pas le sérieux de l'expérience? Et quelles seront les conséquences sur les participants de LaZone Xtrême après diffusion? Le producteur assure qu'il a apporté toutes les garanties d'accompagnement psychologique et de non culpabilisation. Et que seules trois personnes, après visionnage du documentaire, ont refusé d'apparaître à visage découvert.

Mais cela n'empêche pas Le Jeu de la mort de donner en exemples les désobéissants. Et si la caution scientifique permettait aux candidats d'actionner une diffusion qui va donner d'eux-mêmes une mauvaise image ? «C'est la folie du public : on préfère toujours son quart d'heure de célébrité», conclut François Jost.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.