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A l'instar d'Ouest France, diffusé dans une vingtaine de prisons du grand Ouest, les médias s'intéressent de plus en plus à l'univers carcéral. Enquête à Rennes sur les bienfaits mais aussi les risques de cette «fenêtre sur le monde».

C'est un bâtiment bleu azur, construit par le groupe Bouygues, à la périphérie de Rennes. Depuis son ouverture en mars 2010, c'est aussi une prison modèle où l'administration pénitentiaire envoie les journalistes qui s'intéressent au sort des détenus. Fort de 690 places, de 233 personnels de surveillance, d'innombrables caméras et de clôtures électrifiées, le centre pénitentiaire de Rennes-Vezin-le-Coquet n'est pas seulement exemplaire pour son hygiène et sa sécurité. Avec ses fenêtres aux barreaux stylisés et ses cellules individuelles équipées de douches comme de téléviseurs extraplats, il se veut aussi aux antipodes de la prison exclusivement répressive. Vers 7 heures du matin, à l'heure du petit déjeuner, un service gracieux de distribution d'un quotidien est assuré, à côté des percolateurs: «Café, chocolat, Ouest France...»

Remplaçant la vieille bâtisse vétuste de l'antique prison Jacques Cartier où fut emprisonné par la Gestapo le fondateur du journal, Paul Hutin-Desgrées, Vezin-le-Coquet est un des vingt centres de détention qui bénéficient de l'expérience de diffusion de 3 600 exemplaires du journal régional. Dès l'entrée, passés les sas de sécurité et portes vidéo-surveillées, quelques feuilles de papier journal jetées au pied des clôtures signalent la présence de traces écrites dans cet univers bétonné. Le journal est-il la seule occupation possible pour ce détenu qui s'apprête à sortir dans la cour de promenade et veut faire marche arrière en constatant qu'il y est seul? Hors de question, en tout cas, de l'autoriser à rejoindre la cour voisine: on ne mélange pas les détenus des bâtiments à Vezin-le-Coquet. Sécurité oblige.

Créer du lien

La nouvelle prison? François-Régis Hutin, le PDG de Ouest France, la juge «épouvantable», avec son terrain de football en synthétique, ses salles qui résonnent et l'absence de tout végétal. Une prison à échelle «inhumaine», que son directeur Jérôme Harnois s'emploie à faire accepter en profitant d'équipements fonctionnels, comme le gymnase, qui peut servir de pièce de projection, la bibliothèque et les salles de musculation ou de formation présentes dans chaque bâtiment. Il prévoit aussi de créer un canal vidéo interne. Mais le fonctionnaire sait aussi ce qu'il doit à Ouest France: «Le journal met en relation les détenus originaires de l'agglomération rennaise avec l'info de leur commune et restaure du lien avec le surveillant au moment du petit déjeuner. Il peut provoquer un échange.»

Son prédécesseur, Pascal Vion, qui initia l'expérience le 3 avril 2006 avec le quotidien, fut encore plus enthousiaste: «C'est miraculeux», osa t-il confier au très catholique François-Régis Hutin, infatigable militant de l'amélioration des conditions de détention et après voir soutenu l'abolition de la peine de mort. Le patron de presse se souvient: «Certains détenus ne se levaient pas et rouspétaient contre les surveillants. Là, non seulement ils se levaient mais ils trouvaient de quoi échanger avec le gardien, que ce soit sur le sport ou sur l'actualité de communes voisines. Au parloir, ils trouvaient aussi de quoi parler avec leur famille alors qu'ils n'avaient pas grand chose à dire sur leur réclusion.»

«J'oublie que je suis prisonnier»

Les cinq détenus auxquels Stratégies a rendu visite cet été le confirment: «J'en ai marre de la télé, elle représente la cellule car elle est tout le temps allumée», explique Alex, trentenaire au bras tatoué qui masque la lumière trop vive du plafonnier de sa cellule en la tamisant avec une serviette de bain. «Je m'évade en écoutant la radio le soir – Nostalgie, Chérie FM –, et en lisant le journal, j'oublie que suis un prisonnier pour redevenir un citoyen.» Un regret pourtant: Internet reste inaccessible alors qu'il est devenu incontournable pour s'intégrer dans la société. «On doit écrire des lettres alors que tout le monde, y compris les gardiens, ne s'envoient plus que des mails», proteste-t-il. Officiellement, une expérience est néanmoins menée à l'échelon national pour un accès sécurisé à des formations en ligne et des sites de recherche d'emploi. Pour l'heure, selon un détenu, le Net peut être capté clandestinement via des téléphones 3G introduits sous le manteau. «On est ici dans une prison privée, confie un autre détenu. Si vous n'avez pas 300 euros par mois, vous ne pouvez pas vivre. Ouest France, c'est gratuit, alors que la télé nous est louée 18 euros par mois(1), sans compter l'achat d'une télécommande, au prix de 24 euros.» Le journal se lit toujours au lit car il est impossible de le déplier sur la petite table qui fait office de bureau dans la cellule.

Comment les portes du pénitencier se sont-elles ouvertes à Ouest France? Au départ, les gardiens de la prison de Rennes y étaient plutôt hostiles. François-Régis Hutin s'étaient heurté à l'incompréhension d'un personnel pénitentiaire peu désireux de se transformer en «employés d'un hôtel quatre étoiles». Pourtant, avec l'appui du directeur Pascal Vion, le patron-journaliste a su imposer son idée. Un éditorial sur un suicide fut le déclencheur d'une visite du PDG à la prison Jacques Cartier. Hutin avait alors retourné l'invitation en conviant une soixantaine de gardiens à un dîner débat à Ouest France avec une vingtaine de ses journalistes.

Une expérience élargie

Depuis, le journal est entré en prison et l'expérience a été élargie à toute la zone de diffusion de Ouest France, et chaque gardien a droit à une réduction de 40% sur son abonnement. Au sein du groupe de presse, toute recrue est conviée à une visite de la prison de Rennes dans sa formation. Le regard s'en est trouvé modifié: «Nous protestons quand il le faut, mais nous soulignons aussi quand il y a du positif, raconte le patron de presse. Nous sommes plus proches et cela nous implique davantage. Nous recevons des courriers de reconnaissance et aussi parfois des signalements de ce qu'il se passe à l'intérieur de la prison. Faut-il alors en parler au risque que le gars soit sanctionné?»

Du côté des gardiens, la lecture d'un journal par les prisonniers est bien vue. «Certains le prennent alors qu'ils ne vont jamais à la bibliothèque, confie l'un d'eux. C'est considéré comme un effort sérieux à la réadaptation sociale.» Parfois, il arrive aussi que l'arrivée d'un quotidien entraîne une nouvelle organisation. A Nanterre, où Pascal Vion a été nommé après Rennes, 20 Minutes (dont le groupe Ouest France est actionnaire) voulait être distribué avec le café. Problème: les détenus ne recevaient que quelques sachets lyophilisés et aucune tournée n'était prévue le matin. Qu'à cela ne tienne, le petit déjeuner est aujourd'hui servi pour pouvoir y diffuser le journal gratuit. La Croix est également mis à disposition de ceux qui le demandent.

Le coût net est loin d'être négligeable: François-Régis Hutin l'évalue pour Ouest France à 250 000 euros annuels. Il souhaiterait que l'Etat prenne à sa charge une partie de la facture pour que le dispositif puisse être étendu à l'ensemble de la presse quotidienne régionale. Après tout, avec ses petites annonces, ses articles de proximité et son information régionale, le journal ne contribue-t-il pas à la réinsertion du détenu et à lutter contre l'illettrisme?

L'info qui dérange

Pourtant, il arrive aussi que l'information perturbe. «Balance pas, Rachid!», entend-t-on à la fenêtre d'une cellule quand on interroge ce quadragénaire qui cumule dix-sept années de détention. Pour lui, si Ouest France – comme la télévision ou la radio – entretient les conversations quand il s'agit des (verts) propos de Nicolas Anelka lors de la Coupe du monde de foot, le quotidien apporte aussi une information judiciaire de proximité qui n'est pas toujours aisée à assumer. Difficile de parler à un détenu de son procès ou de son affaire dont on a entendu parler dans le journal: les vérités ne sont pas toujours bonnes à dire derrière des barreaux.

A la prison des femmes de Rennes, où sont enfermées des condamnées à de longues peines qui ne disposent que d'un Ouest France pour quatre, les médias sont d'ailleurs parfois vécus comme un cauchemar. Dans sa cellule de 7,60 m2, si exigüe que l'envergure des bras suffit pour en toucher les parois, comme dans La Cage de Giacometti, Charlotte raconte: «La presse audiovisuelle est détestée en prison car elle complique la vie des détenues. On l'a vu après un reportage de 90 minutes de TF1 tourné ici. Quant aux émissions du type Faites entrer l'accusé, abondamment diffusées et rediffusées l'été, elles peuvent être dévastatrices pour ceux qui les vivent au plus près. L'une d'elle est en arrêt maladie depuis trois semaines après la programmation de son affaire.» Cette jolie jeune femme condamnée à quatre ans de prison pour une agression au couteau découpe dans les journaux tout ce qui touche à l'actualité judiciaire et prend des notes de la télévision ou de la radio dès qu'on y évoque un procès. Une occupation née depuis qu'elle a côtoyé une membre du gang des Barbares en maison d'arrêt. Par extension, elle s'est intéressée à l'aménagement des peines, puis à la loi pénitentiaire de 2009, et rêve de se reconvertir dans la justice. Les médias lui servent non à fuir sa condition de prisonnière, mais à l'approfondir. Quitte à l'enfermer davantage sur son sort. «Je vois trop de détenues qui sortent effrayées après s'être laissées aller à une paresse intellectuelle que les médocs facilitent», dit-elle.

Quant aux directeurs de prison, leur hantise tient surtout à la gestion des suicides par les médias (on en a dénombré 115 en 2009). «Toute surmédiatisation peut créer un effet impulsif d'entraînement, explique Jérôme Harnois. Jean-Pierre Treiber, qui s'est pendu dans sa cellule en début d'année à Fleury Mérogis, a été aussitôt imité par quatre détenus. Le sujet est traumatisant pour les personnels. Les médias mettent en avant un passage à l'acte auquel certains peuvent avoir pensé. S'ils donnent en plus le sentiment qu'on ne fait rien… Il faudrait un peu plus d'humilité chez certains journalistes.»

C'est aussi la raison pour laquelle les prisons s'ouvrent de plus en plus. Après une émission de Jean-Jacques Bourdin, sur RMC, réalisé en mars 2008 en direct de la maison d'arrêt de Villefranche-sur Saône, France Culture a diffusé en avril 2009 une série de quatre émissions «en direct de Radio Evasion, bâtiment 2D de Fleury Mérogis». Le journal Metro a aussi été accueilli à Fresnes pour une série de quatre reportages. L'administration pénitentiaire, dont la directrice de la communication, Jocelyne Randé, vient de Radio France, espère ainsi que le quotidien de la prison échappera de moins en moins à ceux qui parlent des suicides… et qui sont entendus en cellules.

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