Dossier Année des médias 2010
Le moteur de recherche a vu cette année sa suprématie contestée par les réseaux sociaux. Au cours de la prochaine décennie, il va devoir apprendre à partager. Et pas seulement entre «amis».

«Combien de temps durera la magie Google?»,se demandait de façon un rien perfide, le 2 décembre, l'hebdomadaire britannique The Economist. Bien sûr, il n'était pas dit que l'omnipotent moteur de recherche devait son génie à un pouvoir d'illusionniste. Et encore moins que l'emprise de Google était promise à un inexorable déclin devant l'essor de magiciens plus en vogue, tels Facebook ou Twitter. Mais l'article recensait tout de même les faiblesses, autant que les atouts, de cette firme comparée de façon peu flatteuse à une araignée géante sur la Toile, ayant une patte dans chaque domaine-clé du Web. Avec pour principaux défis les foudres des autorités de régulation et sa dépendance aux revenus publicitaires liés au «search» et, pour corollaire, sa difficulté à trouver des sources de croissance en dehors de la publicité (22 milliards de dollars de chiffre d'affaires attendus cette année).

Après avoir établi sa suprématie sur le Web dans les années 2000, Google ne doit plus seulement convaincre qu'il n'est pas un danger pour les autres. Il doit aussi démontrer sa capacité à repousser les périls qui attendent toute entreprise en situation ultradominante. Car le géant du Web est confronté au sourcilleux regard des autorités de régulation au Texas et en Europe, comme en atteste l'enquête ouverte le 30 novembre par Bruxelles pour déterminer s'il ne profite pas des secrets de fabrication de son algorithme pour avantager ses propres services commerciaux dans la recherche en ligne.
En France, où il totalise 90% des requêtes, le moteur doit aussi résister aux assauts du législateur qui vient de décider, en commission mixte paritaire, l'instauration d'une taxe de 1% sur la publicité en ligne tandis que l'Autorité de la concurrence le considère désormais en position «fortement dominante». De même, Google fait face à l'opposition des éditeurs de contenus qui, du Syndicat national de l'édition aux opérateurs TV en passant par les ayants droit, s'insurgent contre sa propension à tirer des revenus d'œuvres sans contribuer à leur financement. Et le 8 novembre, c'était au tour de l'Union des annonceurs et des syndicats de presse – qui regardent de plus en plus vers les tablettes – de monter au créneau pour protester contre le règlement d'Ad Words permettant d'acheter aux enchères des mots-clés à partir de noms de marque protégés.

Google, citadelle assiégée ou monstre d'arrogance? «Sur fond d'antiaméricanisme, avoué ou non, l'entreprise subit les foudres de toutes les autorités de la concurrence, comme Microsoft avant elle, relève Francis Balle, professeur à Paris I et auteur de Médias et Sociétés. Mais seul l'abus de position dominante est répréhensible. Il faut prouver que Google profite de sa position hégémonique pour dissuader les annonceurs d'aller ailleurs. Et, pour l'instant, ce n'est pas démontré. De surcroît, l'entreprise n'empêche pas les nouveaux entrants d'arriver avec des idées nouvelles, même si elle peut mettre 20 milliards de dollars de cash sur la table pour racheter les petites start-up à des prix exorbitants.»

Émergence des réseaux sociaux

Or, la concurrence n'est pas qu'une affaire d'autorité. Elle se mesure aussi chez Google à des débauchages de talents dans la Silicon Valley. Malgré ses onze restaurants gratuits et sa réputation d'entreprise la plus cotée auprès des jeunes ingénieurs, on n'hésite plus à la quitter pour rejoindre une herbe plus tendre encore, chez Facebook (qui compte 200 ex-Googleurs), Twitter ou ailleurs. Conscient du problème, Eric Schmidt, patron de Google, a décidé récemment une augmentation de 10% de la rémunération de ses salariés. Le groupe a grossi et la gestion de ses 23 000 employés implique une organisation moins fluide qui peut retarder la prise de décision. De plus, pour de nouvelles générations ayant grandi avec un téléphone mobile dans la main, l'accès au monde merveilleux de la Toile ne passe plus nécessairement par Google. Apple et son système fermé d'applis ou les réseaux sociaux avec leur aiguillage affinitaire vers des liens sont autant de façons d'accéder à l'information en ligne sans utiliser de moteur de recherche.
Ce «deuxième Internet», qui se nourrit de l'interconnexion entre «amis» et d'informations personnalisées, a des conséquences sur le plan publicitaire. Pour une marque qui cherche à toucher sa cible, il est certes intéressant d'acheter aux enchères une réponse à une requête qui s'ajuste en fonction d'un historique. Mais il peut-être encore plus intéressant de toucher des communautés qui ont fait connaître non seulement leur identité mais leurs goûts et leur appartenance à telle ou telle «tribu». Selon Sébastien Badault, directeur de la stratégie commerciale de Google France, on a cependant tort d'opposer les deux modèles. «Le partage de vidéos You Tube passe par les réseaux sociaux, argue-t-il. Et sur le plan publicitaire, 2010 est l'année où les créatifs ont compris cette technologie, comme en témoignent les spots Tipp-Ex ou Ubisoft». Avantage de la plate-forme vidéo: elle permet de mesurer les créations qui ont le plus d'écho sur la Toile via You Tube Insight, et Google reste incontournable dès qu'on cherche à en savoir plus sur un produit ou à l'acheter via l'e-commerce.
Surtout, Google se dit très soucieux de rendre acceptable son ciblage. Autant chacun s'y retrouve lorsqu'on lui propose un bien culturel adapté à ses usages sur Internet (comme sur Amazon), autant on sera demain de plus en plus sensible à ne pas subir l'intrusion d'acteurs commerciaux dans sa vie privée. Aux États-Unis, la Federal Trade Commission projette d'ailleurs d'autoriser le consommateur à définir jusqu'où l'on peut le tracer sur le Web. «On sait que si l'on perd la confiance de ses utilisateurs, c'est qu'on va trop loin», note Sébastien Badault. La privatisation de l'espace public avec la photographie des rues par Street View a valu à Google bien des levées de boucliers, notamment en Allemagne.

Un pied dans tous les domaines

Le discours est autre face aux PME françaises qui, selon une récente étude Ipsos, ne sont que 27% à connaître l'existence de Google Ad Words, le système d'enchères sur les mots-clés. Selon le directeur de la stratégie commerciale, ce qui va emporter l'adhésion de la grande masse des petits annonceurs, est purement métrique: «Le Web et le “digital” vont faire de la publicité un générateur de marge. Si vous investissez 100 euros, que vous en tirez 300 de chiffre d'affaires et 30 de marge, votre seule limite, c'est votre stock», souligne Sébastien Badault. En d'autres termes, il n'y a plus de dépenses publicitaires mais uniquement des investissements marketing. «Dans une logique où l'on vend un produit qui n'a pas de prix, puisque c'est l'enchère qui le définit, et où il n'y a pas de marge de négociation, ajoute-t-il, toute la relation repose sur l'aide qu'on apporte à la rentabilité et pour atteindre des objectifs de vente.»

Auteur de Comment Google mangera le monde, Daniel Ichbiah rappelle que le moteur de recherche est d'abord la «première agence mondiale de publicité» qui a pour particularité d'avoir un quasi-monopole – notamment en France, son quatrième marché – sur un service gratuit. Son rachat de Double Click, en 2007, fut à ses yeux un «coup de génie» car même si, d'aventure, une nouvelle génération voulait ringardiser le moteur de recherche («comme celle de Police qui ne voulait plus écouter les Beatles»), il continuerait à percevoir des recettes via le display et Ad Sense.
Indéboulonnable Google? Comme Microsoft, il a compris qu'il devait être présent partout, aussi bien sur le Web que sur la TV, le logiciel d'ordinateur, la messagerie ou le mobile. Et à la différence des interfaces Apple, son système d'exploitation Android peut être promu par tous les constructeurs de smartphones, qui renverront vers des services Google. Seulement, ce dernier n'est pas seul à avoir identifié la martingale de la convergence. Facebook, qui offre la possibilité d'importer sur son site des données de type textos ou courriels, multiplie aussi les innovations avec sa messagerie «@facebook.com» ou son minimoteur de recherche avec des réponses apportées par ses membres. On a vu, lorsqu'il a bloqué l'exportation des contacts de G Mail vers Facebook, ce que Google avait peu apprécié. La guerre ne fait que commencer. Elle accouchera sans doute d'un oligopole, plutôt que d'un quasi-monopole.

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