Un joli coup pour fin 2010, qui lui a permis d'être associé à un des sites les plus secrets - et les plus en vue. En octobre 2010, Le Monde devient le cinquième média partenaire de Wikileaks, site spécialisé dans la diffusion «pirate» de documents officiels, aux côtés du Guardian, Der Spiegel, du New York Times, et Al Jazeera.

 

Il a ainsi accès, tour à tour, aux 391 000 documents secrets sur l'Irak, puis aux 251 000 mémos sur la diplomatie américaine, qu'il publie à partir du 28 novembre. Fin 2010, ce partenariat exclusif a pris fin, mais les faits sont là : effet d'image garanti pour le quotidien, intronisé parmi les meilleurs journaux d'investigation.

 

D'après nos informations, Le Monde a contacté Julian Assange dès juillet 2010, après avoir publié des enquêtes à son sujet, et relayé ses documents sur la guerre en Afghanistan, pour nouer ce partenariat, officiellement sans contreparties financières. Difficile, dans la «campagne» interne actuellement en cours pour le futur directeur du Monde, de savoir qui en est l'initiateur.

 

En tous cas, «c'était un partenariat intéressant pour Julian Assange : nous sommes le principal quotidien francophone, nous avons beaucoup couvert la guerre en Irak, nous disposons le plus de correspondants à l'étranger», explique Rémy Ourdan, journaliste et ancien reporter de guerre au Monde, qui a coordonné les journalistes sur cette opération.

 

Couverture médiatique pour Wikileaks

 

Le site fondé par Julian Assange inaugurait une nouvelle logique : contrairement aux précédentes fuites, les documents n'étaient pas disponibles publiquement sur son site Internet. Plutôt que de publier l'intégralité des câbles, Wikileaks a préféré s'associer à cinq journaux. A eux d'effectuer, avec cette matière première, le travail journalistique de hiérarchisation et de recoupement des informations.

 

Cette stratégie devait lui permettre d'assurer une meilleure couverture médiatique aux révélations contenues dans les câbles, en misant sur l'exclusivité dont pourraient profiter ses partenaires.

 

Mais avec des contreparties : les journalistes pouvaient piocher à leur guise dans les câbles qui feraient l'objet d'articles, et en condition sine qua non le respect de l'anonymat des sources : aucun nom n'est cité.

 

Collaborations inédites

 

Un travail de fourmi qui a exigé une répartition minutieuse des tâches. «Une vingtaine de journalistes du Monde, sélectionnés par domaines d'expertise, géographique ou par rubrique, ont travaillé sur ces câbles», précise Rémy Ourdan. Des mémos rassemblés sur des bases de données protégées, un moteur de recherche créé pour l'occasion permettait d'y naviguer.

 

Un culte du secret qui frisait la paranoïa : «Les documents étaient dans une salle fermée, on devait les détruire une fois utilisés», confie une source interne.

 

En tous cas, cela a suscité une collaboration inédite entre les cinq rédactions : «On s'est coordonnés entre les cinq rédactions, où 120 journalistes y planchaient. Par exemple, nous avons plutôt travaillé sur l'Afrique francophone, El Pais sur l'Amérique latine», poursuit Rémy Ourdan.

 

«Mythe» de la transparence

 

Wikileaks, une nouvelle forme de journalisme ? Plusieurs médias en ligne y ont vu la consécration d'un nouveau journalisme, transparent et sans intermédiaire. D'autres journalistes étaient plus nuancés, de l'éditorialiste du Figaro Alain-Gérard Slama (Wikileaks, une «entreprise de subversion abritée derrière un mythe, la transparence») aux éditorialistes de RTL, Marianne et France Inter, lors du Grand Journal de Canal +, le 3 décembre dernier, comme l'a alors relevé Eric Scherer, directeur de la prospective et de la stratégie numérique à France Télévisions, sur son blog.

 

«Le Monde a survendu ses "révélations" : toute personne qui s'intéresse aux relations internationales n'y a pas appris grand-chose», estime le journaliste d'investigation Pierre Péan. Qui y voit «une délégitimation de l'Etat : tout est transparent au nom de la morale. Pire, Le Monde a légitimé des infos volées.»

 

Autre reproche, le tri parfois trop sélectif du Monde dans les fils diplomatiques. Comme ceux publiés par El Pais le 29 décembre dernier, d'après lesquels des partis politiques français auraient été financés par l'ex-président du Gabon Omar Bongo.

 

Des informations non-publiables en l'état selon le quotidien : «Comme d'autres issues des fils, nous allons les recouper, enquêter, avant d'en faire des articles ultérieurement», précise Sylvie Kauffmann, directrice de la rédaction.

 

Bilan ? «C'était une nouvelle façon d'aborder des documents officiels pas destinés à être publiés. Cela apportait un nouvel éclairage sur les relations internationales, même s'il n'y a pas eu de scoops retentissants», admet Sylvie Kauffmann.

 

L'effet Wikileaks sur l'audience du Monde.fr, qui a compilé dossiers et visuels interactifs, est là : 4,1 millions de pages vues sur les documents Wikileaks (dont 2 millions sur les articles écrits par Le Monde), du 28 novembre au 24 décembre 2010. Du côté du print, Le Monde a vu sa diffusion en kiosques, en vente au numéro, augmenter «de 20% sur le premier numéro doté d'un dossier Wikileaks, puis de 14% sur le second numéro», précise Patrick de Daecque, directeur commercial et marketing du Monde. Jolie performance, alors qu'en décembre dernier, la vente en kiosques a été affectée par les grèves et les intempéries.

 

Et maintenant ? Le partenariat entre Wikileaks et les cinq quotidiens sur les 250 000 fils diplomatiques américains s'est achevé fin décembre, «mais nous allons réexploiter des fils au coup par coup», précise Sylvie Kauffmann.

 

Un autre quotidien a déjà pris la suite : fin décembre 2010, le quotidien norvégien Aftenposten brisait le monopole de Wikileaks, déclarant être en possession, à son tour, des 250 000 mémos, sans préciser sa source, ni avoir passé d'accord avec Julian Assange. De quoi susciter de nouveau le débat autour du traitement journalistique des câbles diplomatiques.

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