Dossier Année des médias 2012
Numéro deux officiel du groupe Canal+ depuis octobre et promis à la succession de Bertrand Meheut, Rodolphe Belmer a engagé sa première bataille dans le gratuit en 2012. Portrait.

Le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry, recommandait à ses journalistes «le contact et la distance», histoire de ne pas se laisser piéger par une trop grande familiarité avec ses sources. Pudique, voire timide, toujours tenu par une réserve naturelle, le numéro deux de Canal+, Rodolphe Belmer, quarante-trois ans, pourrait reprendre à son compte la formule en mettant derrière le mot «contact» un sens très marketing. Depuis ses débuts chez Procter & Gamble puis Mc Kinsey, ce diplômé de HEC s'est distingué par un sens aigu des attentes du consommateur. «Rodolphe allie rigueur, objectivité, sens du client et un niveau élevé de compréhension et de goût de ce qu'attend notre public. Il est capable de passer de la conceptualisation à la mise en application et vice versa», souligne Bertrand Meheut, son patron.

Depuis ses premiers pas à Canal+, en tant directeur de la stratégie de Canalsat jusqu'à son arrivée dans la télévision en clair avec D8 (lire page 86) et sa nomination, en octobre, comme directeur général du groupe, il n'a eu qu'une obsession: anticiper les évolutions de la télévision. «Il est arrivé au bon moment en s'impliquant avec précision et détails dans les négociations», rappelle Manuel Alduy, directeur cinéma du groupe, qui l'a côtoyé à HEC où il se souvient d'un étudiant travailleur mais aussi «très chaleureux et assez fêtard».

Quand il arrive à Canal+ en octobre 2001, l'entreprise perd de l'argent et des abonnés. L'heure est à la rationalisation. «Ce qui m'a frappé, relève Denis Olivennes, président de Lagardère Active, alors directeur général de Canal+, c'est qu'il avait à la fois la tête aux chiffres et une sensibilité aux contenus. Dans un univers où tant de gens sont hâbleurs et peu fiables, c'est un type droit, très intelligent et avec du caractère.» Plus tard, en 2011, lorsqu'Europe 1 est allé débaucher Bruce Toussaint, l'ancien boxeur amateur a pu mesurer le côté batailleur de celui qu'il perçoit comme un grand patron de médias: «Il est frontal, direct mais ce n'est pas un tordu.»

C'est à Canalsatellite, sous les ordres d'Isabelle Parize, que Rodolphe Belmer a commencé à adresser par écrit des notes stratégiques sur les attentes des abonnés vite remarquées par Bertrand Meheut. En 2003, il est nommé patron du marketing du groupe. Onze mois plus tard, lorsque Guillaume de Vergès jette l'éponge après un «burn out», il reprend le flambeau. Avec son allure classique et son éducation catholique, ce fils et petit-fils d'officiers, formé comme son père au lycée militaire du Prytanée de La Flèche, ne s'impose pas d'emblée comme une évidence cathodique. Pourtant, lorsqu'il pose les fondations des cinq piliers de la sagesse de Canal+ (fictions-séries, divertissement, sport, information et cinéma) et redécoupe l'offre (family, cinéma, décalé et sport), l'antenne retrouve une direction.

Distanciation

Mais comment s'imposer face à ce monde de producteurs, d'animateurs et de journalistes qui sont l'essence même du fameux «esprit Canal»? «Il persuade non par la séduction, mais par un mélange d'analyse, de réflexion et d'intuition», observe une cadre du groupe, qui rappelle à quel point ce père de quatre enfants, habitant Le Chesnay, qui a rencontré son épouse à HEC, est resté lui-même.

Bertrand Meheut se retrouve dans ce Breton à la forte capacité de recul: «Nous sommes présents dans trois domaines: la télévision, le cinéma et le sport. Cela fait trois raisons de déraper, confie-t-il. Rodolphe a une forme de distanciation par rapport à ce milieu qui est indispensable pour réussir dans ce métier. Il faut aimer ce qu'on fait, mais ne pas en être esclave. Beaucoup de gens sont admiratifs de l'environnement dans lequel ils sont, et c'est très mauvais car ils perdent alors toute rationalité.»

C'est d'abord en redressant une tranche en clair sinistrée, grâce au Grand Journal de Michel Denisot, suivi très vite du Petit Journal de Yann Barthès, puis en lançant une politique de création originale (Engrenages, Braquo...), avec Fabrice de La Patelière, que le patron de la chaîne cryptée se fait une réputation. «Alors que beaucoup s'écoutent parler, lui, il écoute, souligne Pascal Rogard, directeur général de la Société des auteurs compositeurs dramatiques (SACD). Sous sa direction, Canal+ a redonné une image très positive de la fiction française, capable d'être l'égale de séries américaines. Tout en venant du marketing, il a su assimiler les codes de la création. Il a compris que Canal+ était d'abord une entreprise de spectacle. En cela, il me fait penser à Pierre Lescure.» Il lui revient d'avoir ajouté une troisième motivation d'abonnement, au-delà du diptyque cinéma-football.

Pour le sport, il est associé de très près à tous les grandes renégociations de droits. Alors qu'on le disait un temps en rivalité avec Alexandre Bompard, le départ de cet autre héritier putatif pour Europe 1 lui simplifie la vie. Organisant la défense de Canal+ face à ses multiples assaillants (Orange, Al Jazira, Netflix, Amazon…), Rodolphe Belmer donne la mesure de ses qualités tactiques. Il perçoit la menace technologique et économique que font peser sur son marché de la télévision payante des acteurs internationaux qui peuvent rafler des droits mondiaux. Pour lui, le groupe Canal+ doit se positionner comme un «prescripteur de biens culturels» investissant lourdement – à 2 millions d'euros l'heure – dans des programmes nationaux qu'il peut maîtriser.

Etape obligée

Il fait aussi de l'autodistribution de ses chaînes un point de fixation marketing très important. N'est-ce pas le seul moyen de garder le contrôle de ses abonnés face aux fournisseurs d'accès à Internet? En mars 2012, au cours d'une table ronde de l'Udecam (Union des entreprises de conseil et achat média), il ne cachait pas les  perspectives qu'offraient, selon lui, cette maîtrise de l'accès au consommateur: «La télévision connectée va apporter quelque chose de nouveau, on va savoir qui est derrière l'écran. Nous, on le sait déjà nommément, on sait à chaque instant ce que regarde nos abonnés. On connaît ses goûts, ses passions et on sait ce qu'il fait. On pourra adresser à différentes cibles des publicités qui ne seront pas nécessairement les mêmes.»
Si Rodolphe Belmer n'avait le sens de la dérision, voire de l'autodérision, une telle assurance aurait le don d'irriter. Ses détracteurs fustigent d'ailleurs une certitude un rien têtue d'être dans le vrai qui confine parfois à l'arrogance. Le patron de M6, Nicolas de Tavernost, apprécie modérément cette confiance inébranlable d'un nouvel entrant dans la télévision gratuite: «Il est agréable brillant, mesuré, sympathique, avec un inconvénient: il a l'assurance des consultants. Il donne l'impression de ne pas avoir de doutes alors que la télévision, c'est un doute permanent.»

Née d'un besoin de financement pour sa création originale, la «nouvelle grande chaîne» D8 est pour le numéro deux de Canal+ une étape obligée. «Le vrai enjeu de l'opération, c'était d'arriver à repositionner Direct 8 comme une grande chaîne sur le marché publicitaire, de façon à augmenter la valeur du point GRP, explique Yannick Bolloré, vice-président d'Havas. Rodolphe a orchestré une campagne marketing extrêmement intelligente qui a permis de changer sa perception. Ce fut un énorme succès: on la compare aujourd'hui à TF1 et M6.»

Simon Gilham, directeur de la communication de Vivendi, qui se souvient qu'il s'est imposé un régime drastique, précise qu'il «très discipliné dans sa gestion de lui-même», qu'il a «comme Jean-René Fourtou cette curiosité de la vie, une connaissance générale au-dessus de la moyenne et une façon d'emmener les gens avec lui». Reste un détail: Bertrand Meheut confirme qu'il voit en lui son «successeur»… mais n'est pas trop pressé de lui transmettre les rênes: «2013 est certainement trop tôt», reconnaît-il.

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