De prestigieux titres de presse comme Le Monde et Le Nouvel Obs accueillent depuis quelques mois dans leur giron des sites d’information basés sur les contributions bénévoles d’internautes non journalistes.

Le Huffington Post fournit 1,7 million de visiteurs uniques chaque mois au Monde, grâce aux articles rédigés par une rédaction de 14 personnes et aux contributions bénévoles de plus de 1500 personnes. Le Plus du Nouvel Observateur, plateforme exclusivement participative, réunit quant à elle environ 1,6 million de visiteurs uniques mensuels, et n'emploie que sept journalistes permanents. Des apports non négligeables en termes d'audience, pour les versions numériques de ces deux grands médias.
«Il faut, pour travailler chez nous, maîtriser les bases du journalisme et comprendre les mécanismes de conversations Web, c'est-à-dire savoir repérer les sujets qui font débat», détaille Aude Baron, rédactrice en chef du Plus, lancé en mai 2012. Ses journalistes sélectionnent, éditent et corrigent les tribunes, commentaires et témoignages envoyés par les internautes. Chaque jour, ils se réunissent à l'occasion d'une conférence de rédaction pour déterminer quelles contributions vont être mises en avant, et lancent des sujets, comme dans une vraie rédaction. «Nous sommes proactifs, nous allons chercher des témoins et experts auxquels on ne tend jamais le micro, souligne Aude Baron. D'ailleurs, beaucoup de confrères viennent sur Le Plus pour trouver ces nouvelles voix.» Au total, une vingtaine d'articles sont publiés chaque jour.
Au Huffington Post, lancé en janvier 2012, entre douze et vingt-cinq tribunes extérieures paraissent quotidiennement, œuvres de personnalités (comme Karl Zéro), de personnes publiques ou à tout le moins d'experts et d'intellectuels. Les deux «responsables des contributions extérieures» les éditent et peuvent, selon l'actualité, relancer les plumes qui leur semblent intéressantes. Aucun contributeur n'est payé, mais ce «détail» revient rarement sur la table, dans la mesure où ces «bénévoles» ont souvent un intérêt (livre, bilan, société...) à défendre.
Même principe de gratuité chez Atlantico, riche d'une base de plus de 2000 contributeurs. En revanche, la production de l'information contributive (une vingtaine d'«analyses» par jour) est très encadrée: «Notre but n'est pas de publier des tribunes, affirme Jean-Sébastien Ferjou, son directeur, mais d'identifier des sujets que nous avons envie de traiter et de trouver les personnes les plus légitimes pour les défendre.» Les angles sont déterminés lors des conférences de rédaction qui interviennent deux fois par jour; les interlocuteurs sont interviewés par des journalistes. Les tribunes envoyées spontanément par les internautes représentent, selon M. Ferjou, moins de 10% des analyses publiées. Atlantico emploie une dizaine de journalistes en équivalent temps plein.
Mais que cherche la presse, en mettant ainsi à contribution, de plus en plus en proportion, les non-journalistes? «Aujourd'hui, au nom du journalisme participatif, de plus en plus d'entreprises vont chercher une matière gratuite, relève Thierry Watine, professeur de journalisme à l'université de Laval (Québec) et rédacteur en chef des Cahiers du journalisme.On peut déplorer du point de vue strictement journalistique que chacun puisse faire du journalisme sans avoir de bases ou de carte de presse, avec parfois des contenus faibles, voire des dangers de dérives. Mais on en est là parce que la plupart des médias traditionnels sont sur le déclin.»
Le Plus a expérimenté le «mauvais buzz» peu de temps après son lancement, avec la chronique «Cette grosse qui me révulse», écrite par une contributrice et retirée rapidement de la page d'accueil en raison du tollé suscité. Le côté racoleur des contributions peut aussi être relevé. Après le passage de Nabilla au Grand Journal (mi-avril), une quinzaine d'articles consacrés à la bimbo fleurissent sur le Plus. Le 3 mai à 19h36 (heure à laquelle ces lignes sont écrites), coïncidence, le dernier article sélectionné par la rédaction s'intitule: «Papy Le Pen aime les seins de Nabilla». «Pour moi il n'y a pas de sous-sujets, se défend Aude Baron. Nabilla est aussi importante qu'une déclaration de François Hollande. Parce que ça intéresse les gens. Pour faire réagir les gens, il faut les faire réagir sur ce qui les intéresse», explique-t-elle. Chez Atlantico, on se défend de faire du racoleur: «Dans nos analyses, nous traitons beaucoup d'économie», clame Jean-Sébastien Ferjou. Au Huff Post, on déclare donner la parole aux personnes ayant une fonction justifiant leur prise de parole.

Conflit d'intérêt

Partout, on soutient que donner la parole aux «experts» directement vaut peut-être mieux que charger un journaliste d'un article sur un sujet qu'il ne connaîtrait pas à fond. C'est ainsi que des communicants - comme Philippe Moreau-Chevrolet, David Réguer, Mathieu Géniole, par ailleurs proches d'Aude Baron - se retrouvent sur le site du Plus pour commenter l'actualité... Oui mais, très prolixes, ceux-ci font justement partie d'une poignée de contributeurs rémunérés: les «chroniqueurs invités». Un mélange des genres qui fait jaser, et pour certains journalistes, relève du «conflit d'intérêt». «Nous fournissons des analyses qu'aucun journaliste ne pourrait donner», contre-attaque David Réguer, directeur de RCA Factory.
Dans un secteur en crise, le recours aux contenus à moindre coût est sans doute inévitable, tout comme la recherche du clic. «Mais un sujet ce n'est pas ce qui fait réagir, avertit Thierry Watine, c'est ce qui fait bouger le monde. On ne devient pas journaliste pour exciter la meute! Les journalistes ont une responsabilité...» Et une profession à défendre.

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