numérique
De plus en plus de voix s'élèvent pour réclamer une contribution des grands acteurs du Web, comme Google, Apple, Facebook et Amazon, au financement direct ou indirect de nos industries culturelles.

En France, on n'a pas l'or noir du Web, la «data», mais on a des idées… de taxe. Après le rapport Collin et Colin, qui proposait de taxer les données (lire l'encadré), le rapport Lescure a reçu le 6 juillet le soutien des syndicats de quotidiens et de magazines pour sa proposition phare: une taxe sur les appareils connectés. La presse réclame sa part face à un éventuel prélèvement de «moins de 1%» sur le prix de vente des téléviseurs, tablettes ou mobiles reliés à Internet. Cette contribution pourrait s'intégrer à une loi sur l'exception culturelle à la fin 2013 alors qu'il est aussi question d'étendre la redevance en faveur de l'audiovisuel public aux mêmes services connectés.

Pour les journaux, un seul argument: parmi les contenus culturels qui incitent à l'achat, il faut compter les sites d'information. Selon un baromètre Ifop-Hadopi, 65% des internautes utilisent le Web pour s'informer sur l'actualité. Il n'est donc pas illogique que les dépenses technologiques, qui ont été multipliées par huit en quinze ans, pour atteindre 40 milliards d'euros en 2011, contribuent à la défense des journaux. «C'est le principe d'une redistribution entre les industries culturelles et ceux qui captent la valeur, argue Denis Bouchez, directeur du Syndicat de la presse quotidienne nationale (SPQN). Nous avons vocation à bénéficier de ce prélèvement, qui sera ventilé vraisemblablement en fonction des usages.»

Les éditeurs de presse ne font que s'inscrire dans un vaste système. La musique, la création audiovisuelle ou cinématographique sont aujourd'hui des secteurs aidés par une ponction sur le chiffre d'affaires. Pour vendre des accès à Internet qui permettent de voir des chaînes, des films ou des séries, les opérateurs télécoms versent une part de leurs recettes en faveur du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) ou de France Télévisions. Pour financer la création de programmes, les chaînes elles-mêmes sont soumises au compte de soutien à l'industrie des programmes (Cosip) du CNC. Sans ce système de redistribution, pas de documentaires, pas de cinéma français ou de production de séries dans l'Hexagone. Au total, 1,4 milliard d'euros sont issus de ces financements. Et seul 0,2%, via une taxe pour la copie privée, irait à la presse (qui bénéficie par ailleurs d'aides postales et d'un taux de TVA réduit à 2,1%, un total estimé à un milliard d'euros).

«La loi Sapin ne s'applique pas à Internet»

Face à eux, les fameux Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) ne reversent pratiquement rien, ni sur le plan de la création culturelle ni sur celui de l'impôt sur les sociétés, puisqu'ils sont domiciliés hors de France, ont installé leur siège européen en Irlande ou au Luxembourg et ont mis au point d'ingénieux systèmes d'évasion fiscale. «On ne règlera la problématique de contenus que quand on règlera le problème de la fiscalité», estime Pascal Rogard, directeur de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD). Un problème d'autant plus crucial qu'une société comme Apple, qui ne distribue pas de dividendes, peut réinvestir dans l'innovation ses colossaux bénéfices hébergés dans des paradis fiscaux (140 milliards de dollars de liquidités).

La multinationale peut ainsi capter la valeur des contenus qui contribuent à l'achat d'Ipad ou d'Iphone tout en imposant ses conditions aux acteurs: fixation unilatérale du prix de vente des journaux, musiques ou films, prélèvement obligatoire de 30%, maîtrise des données et de la relation client, gestion des œuvres… D'un côté, Apple profite des infrastructures de réseaux et du niveau d'éducation du pays, de l'autre il ne verse rien!

Du côté de Google, qui développe d'ailleurs un Google Play Mag et qui s'est entendu avec les éditeurs de presse d'information pour abonder un fonds de 60 millions d'euros, ce n'est guère mieux. Le 20 juin, au cours d'un colloque NPA, Jean-Michel Counillon, secrétaire général de TF1, a estimé à 1,6 milliard d'euros les recettes de Google et de You Tube prélevées sur le marché publicitaire français. N'est-ce pas au détriment de multiples acteurs médias qui contribuent, eux, à la création? «Il y a de la destruction de valeur à travers des liens qui favorisent la piraterie et quand le gratuit concurrence le payant, résume Pascal Rogard. A chaque fois que la publicité part vers ces plates-formes, elle ne va pas au financement de la création. C'est d'autant plus problématique que la loi Sapin ne s'applique pas à Internet. Je n'hésite pas à parler de rétro-commissions.» En clair, les plates-formes rémunéreraient les acheteurs pour être investies par l'annonceur.

Inciter au financement de la création

Depuis 2007, les acteurs d'Internet sont censés participer au compte de soutien à l'industrie des programmes, dès lors qu'ils sont distributeurs de services de télévision. Les fournisseurs d'accès, via la partie TV de leur offre «triple play», se sont ainsi mis à remplir les caisses du CNC. Cette taxe, qui représente quelque 2% du chiffre d'affaires réalisé, a été notifiée dès octobre 2011. Eric Garandeau, le président du CNC en fonction jusqu'au 15 juillet, estime qu'elle va être prochainement validée par Bruxelles dans la foulée de l'autorisation accordée à l'Etat français, fin juin, de financer sa télévision publique par un prélèvement sur les opérateurs télécoms.

«La partie la plus difficile, ce sont les plates-formes qui ne sont pas localisées sur notre territoire, reconnaît-il. C'est pourquoi, dans la prochaine loi de finances, un amendement va proposer que les sites qui vendent, louent ou donnent accès à un contenu culturel, même en dehors du territoire français, soient soumis à la taxe.» Les sociétés civiles de droits d'auteurs, comme la Sacem, sont bien parvenues à un accord avec You Tube. «C'est possible de le faire dans le respect du droit communautaire», assure Eric Garandeau.

L'autre enjeu porte sur les obligations de préfinancement de la création. Les chaînes doivent, par exemple, investir 3,2% de leur chiffre d'affaires dans des films de cinéma. Et, en 2012, ce sont pas moins de 815 millions d'euros qui ont été consacrés à la production audiovisuelle, principalement dans des œuvres patrimoniales inédites. Il s'agirait donc de permettre que les plates-formes du Web installées à l'étranger soient incitées à participer au financement de la création. Le 4 juillet, à l'occasion de la Journée de la création TV, à Fontainebleau, le président du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), Olivier Schrameck, l'a souligné en reconnaissant travailler sur une proposition d'adaptation des obligations de financement: «L'équilibre dynamique de notre système de financement de la production exige que tous ceux qui exploitent des œuvres audiovisuelles contribuent à leur diversité et à leur qualité en finançant la création.» Qu'ils soient éditeurs, distributeurs, hébergeurs…

You Tube, qui a lancé treize chaînes gratuites en 2012 et envisage de proposer des offres de vidéo à la demande par abonnement en France à la fin de l'année, serait ainsi concerné. «Plus on est éditeur, moins on est hébergeur, plus il serait choquant qu'on échappe à ce qu'on doit payer», souligne Hervé Rony, directeur général de la Scam (Société civile des auteurs multimédia).

Harmonisation fiscale européenne

Impossible? Le rapport Lescure suggère de proposer à ces acteurs mondialisés de conventionner leurs offres. En échange de leur soutien financier à la création, ils disposeraient d'un accès sécurisé aux réseaux haut débit et aux magasins d'applications de Google, Apple ou Samsung dans des conditions non discriminantes. Ils profiteraient aussi des aides publiques du CNC et bénéficieraient d'une chronologie des médias avantageuse: au lieu d'attendre trente-six mois avant d'exploiter la fenêtre de vidéo à la demande par abonnement, ils accéderaient plus vite aux films qu'ils financent en France. Les offres de VOD ou de télévision de rattrapage n'échapperaient pas à la règle. Le CNC – dans une proposition reprise par le rapport Lescure – demande qu'elles soient soumises au Cosip, donc à un prélèvement de 5,5% sur leur chiffre d'affaires. Par la même occasion, c'est Itunes, qui représente 30% du marché, qui passerait à la caisse. Amazon aussi.

Après 2015, l'harmonisation fiscale européenne prévoit que la TVA sera assise sur le lieu où le produit est consommé, pas sur l'endroit où il est acheté. L'impôt sur les sociétés pourrait suivre la même logique. L'idée est ensuite simple: les géants du Web devraient alors déclarer leurs bénéfices sur le territoire européen. A charge ensuite pour les Etats de contrôler la réalité de leurs déclarations. «Tôt ou tard, confie Rémy Pflimlin, président de France Télévisions, ils devront contribuer car, sinon, comme tous les géants, ils s'effondreront.»

 

Encadré

Taxer la donnée, une idée séduisante mais compliquée

Adaptée pour appréhender des acteurs comme Facebook ou Google, la proposition du rapport Collin et Colin de taxer l'exploitation des données a reçu un bon accueil. L'idée, qui retient la notion d'établissement virtuel stable pour imposer une fiscalité – et non un siège social géographiquement établi, est jugée stimulante intellectuellement, mais compliquée. Elle bouleverse les principes du droit fiscal. Et vise moins à lever l'impôt qu'à appréhender de nouveaux acteurs par des mécanismes d'incitation à adopter des bonnes pratiques.

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