Télévision
RT (ex-Russia Today) compte lancer avant Noël la version francophone de sa chaîne dans des locaux de 1800 m2, dotés de deux studios, dans le quartier du Point du Jour, à Boulogne- Billancourt. Entretien avec Xenia Fedorova, sa présidente, qui recrute une cinquantaine de journalistes et dispose d’un budget de près de 20 millions d’euros. Macron, Poutine, le CSA, la Syrie, la distribution de la chaîne : elle a répondu à toutes les questions de Stratégies avec des arguments qui rappellent parfois ceux du maître du Kremlin.

Emmanuel Macron a parlé en mai à Versailles, aux côtés de Vladimir Poutine, de RT comme d'un organe d'influence en lui refusant la qualité de media d'information. Avez-vous compris pourquoi il a dit ça ?
Absolument pas. Nous n'avons rien publié sur notre site qui puisse abîmer la réputation de Macron. Celui-ci n'a jamais donné de faits ou de raisons sur ce que RT France avait exactement occasionné comme dommages dans sa campagne. Il a été probablement mal informé.
C'est une fake news de sa part ?
Je ne sais pas ce qu'il avait en tête. Il a sans doute pensé qu'on avait publié quelque chose pour nuire à sa réputation. Les médias ont fait circuler beaucoup de rumeurs sur RT en disant que l'on avait parlé des comptes offshore de Macron –ce qui n'a pas été le cas– ou de sa vie personnelle –qui n'a pas été un sujet pour nous. Avant l'élection, nos journalistes n'ont pas été autorisés à couvrir sa campagne à son quartier général.
Avez-vous été surpris par l’absence de réaction de Reporters sans frontières ?
Cela n’a pas de sens. Si vous parlez de liberté des journalistes, comment pouvez-vous être en accord avec cette décision? En fait, ce n'est pas que j'ai été surprise. J'ai été déçue par l'absence de soutien de cette organisation qui est supposée protéger les journalistes.
Sur votre site, pourtant, vous avez repris la rumeur du compte de Macron aux Bahamas tout en disant qu'elle était démentie.
On a publié un lien et la réponse d'En Marche. Nous avons couvert le fait qu'En marche avait répondu et avait complément démenti cette allégation. Mais nous avons décidé de ne pas couvrir cette histoire car nous n'avons pas eu confirmation qu'il s'agissait de faits vrais.
Est-il possible sur le site et la chaîne RT de critiquer le président Poutine ?
Nous ne sommes pas sur les critiques mais sur l'information. RT est une rédaction consacrée aux informations. Nous couvrons les évènements, ce qui se passe partout. Nous suivons les sujets relatifs à la France mais il y a aussi des sujets sur la Russie qui ne sont pas nécessairement positifs.
Jamais on ne présente un visage défavorable de Poutine pourtant...
Ce n'est pas le but de présenter un traitement positif ou négatif. Il y a vraiment un tas de médias en France et dans le monde qui se se sont donnés l'objectif de créer une mauvaise image de la Russie et du président Poutine lui-même spécialement pendant les campagnes électorales américaine, française ou allemande. En Espagne encore, on voit des articles qui expliquent que RT a influencé le fait que la Catalogne voulait se séparer de cet État. C'est ridicule. Comme journaliste, je pense qu'on ne devrait pas chercher à juger, mais dire ce qui arrive avec la photo complète et pas avec un seul côté de l'histoire. RT donne l'autre partie de l'histoire.

« De l'info alternative et anti-mainstream »

Vous vous sentez proche de quelle chaîne internationale : CNN, Fox News, Al Jazira, France 24 ? 
Tous ces chaînes ont en commun d'être consacrées à l'information internationale. Certaines comme France 24 sont épaulées par des États avec l'objectif de répandre les valeurs françaises et des informations sur la France. RT est différente dans la mesure où elle ne diffuse pas des infos sur la Russie mais une information alternative qui n'est pas couverte.
Qu’est-ce qu’une information alternative ?
C’est l’anti-maintsream. La demande pour ce type d’informations a été créée par les médias mainstream. Quand les médias ont ignoré les gens qui étaient dans la rue au moment d’Occupy Wall Street, RT a été le premier à couvrir les manifestations. Honnêtement, quand je vois la façon dont la campagne électorale a été couverte en France, j’ai vu beaucoup de préférence dans les médias pour un candidat comme Emmanuel Macron. Personne n’a eu autant de couverture que lui. Il y a un point de vue maintream là-dessus. Mais la France n’est pas une exception dans cette capacité à donner à un seul versant d’une histoire.
Parlerez-vous d’une affaire qui critique Poutine ?
S’il y a une histoire, une nouvelle histoire, certainement. Je n’aime pas l’idée de critiquer quelqu’un, je suis plus sur celle de couvrir les infos, les actions, les décisions. Et RT n’est pas orienté sur les sujets  politiques nationaux. Sur les sujets internationaux, tout doit être assez balancé. Quand nous parlons des décisions prises en Syrie, nous donnons les différentes positions, y compris celle de la Russie au conseil de sécurité de l’ONU. Il ne s’agit pas de critiquer mais d’expliquer à l’audience ce qui se passe.
Bachar Al Assad a-t-il utilisé des armes chimiques en Syrie ?
Les médias sont insistants pour le dire. En Syrie, il est très difficile de vérifier l’information. Nous avons arrêté de croire ce que disaient les médias mainstream car les journalistes obtiennent parfois leurs informations des agences ou des gouvernements. Ils ne sont pas nécessairement sur le terrain. C’est un problème car comment être sûr que c’était bien le cas? J’ai vu beaucoup de désinformation à propos de la Syrie dans le passé. Je suis très prudente. En Syrie, en Irak, en Lybie ou en Afghanistan, on voit qu’après que les valeurs démocratiques furent imposées, nos reporters sur le terrain ont montré que les gens étaient en lutte, que tout était détruit. Dans cette campagne contre Bachar Al Assad, il faut garder à l’esprit l’autre versant de l’histoire.
Les experts internationaux reconnaissant pourtant qu’il y a des preuves de l’utilisation d’armes chimiques par le régime… Vous ne pouvez pas le nier.
Certains le disent, d’autres non. Qui croire? C’est la question. Nous avons fait face à une expansion du terrorisme, à la montée de Daech. Assad est le président syrien qui a essayé de stopper cela. La question du bien et du mal est une autre question. On a connu des attaques terroristes en Europe, en Syrie. En tant que personne, je me sens très concernée et je soutiens toute les mesures destinées à combattre le terrorisme.
Est-ce que vous allez dénoncer les persécutions des homosexuels en Tchétchénie ?
Nous ne sommes pas homophobes. Nous n’avons jamais rien publié qui puisse offenser l’opinion des gays. Nous condamnons toute violence contre cette population qui a des droits, qui peut s’exprimer. Sur la Tchétchénie, c’est très compliqué d’avoir une enquête sur place sur la réalité de faits. C’est difficile de parler de ce cas particulier. Mais personnellement, je pense qu’on ne peut juger ou condamner personne en fonction de sa vie personnelle.

« On n'est pas une organisation diabolique »

La chaîne RT France va être lancée en décembre. Avez-vous eu du mal à recruter ?
Nous espérons lancer la chaîne avant Noël. Nous avons beaucoup de demandes. Nous avons des journalistes qui travaillent depuis longtemps dans les médias mainstream –TF1, France Télévisions. Le directeur adjoint de l’information, par exemple, est Jean-Maurice Potier, un ancien de LCI. Il y aura un peu plus de la moitié de jeunes journalistes.
Le président du CSA dit qu’il y a un problème de confiance
Il fait face à une situation délicate. Le CSA a étudié RT en 2015 et nous a accordé une licence après avoir jugé ses recherches sur nous concluantes. Mais, durant la campagne électorale française, tout a été hors de contrôle et les médias ont pratiqué le RT bashing. Ils se sont attaqués une chaîne qui n’était pas encore lancée. C’est absurde ! Pour régler la question de la confiance, il suffit de regarder notre contenu est dire s’il est équilibré, digne. Au contraire, on est sur la défensive et on ressent beaucoup de pression, le CSA et nous. J’ai dit à mes équipes du web de faire très attention, de tout vérifier deux fois, y compris peut-être les articles publiés depuis 2015, juste pour être sûr qu’il n’y a rien de faux. On doit faire un effort des deux côtés, spécialement du nôtre, pour montrer qu’on n’est pas une organisation diabolique. À la fin, c’est à l’audience de décider ce qu’elle veut voir.
Le CSA attend un comité d’éthique...
La chaîne n’étant pas diffusée sur la TNT, ce comité n’était pas une obligation. Cependant, nous avons eu un accord avec le CSA pour montrer nos bonnes intentions. Trois membres de ce comité furent choisis : Hélène Carrère d’Encausse, que je n’ai pas eu la chance de rencontrer, Jacques Sapir et Thierry Mariani. En 2015, nous étions censés lancer la chaîne mais, pour des raisons de change du rouble, nous avons retardé le lancement pour ne pas prendre le risque de ne pas pouvoir honorer nos engagements. Cela a pris plusieurs années et on a finalement décidé de lancer la chaîne cette année.
Pourquoi Hélène Carrère d’Encausse a-t-elle démissionné ?
J’ai compris sa décision car cela a été beaucoup de pression avant même le lancement.  Durant l’élection française, il y a eu un tel intérêt pour RT qu’il fallait expliquer pourquoi on faisait partie de ce comité, on disait que RT était la propagande du Kremlin. Nous ferons venir un autre membre.
Les idées de Marine Le Pen sont-elles proches de la ligne éditoriale de RT ?
Absolument pas. Nous avons donné les différents points de vue durant l’élection et c’est vrai que nous avions accès à Marine Le Pen. Mais nous n’avons pas à soutenir une candidate.
Mais vous ne rejetez pas Marine Le Pen ?
Si vous faites cela, vous risquez de connaître la même situation qu’aux États-Unis où les médias ont rejeté la partie de l’électorat qui votait Trump. C’est très important de couvrir les différentes opinions dans leur diversité.
Le budget de lancement sera bien de 20 millions d’euros ?
Plus ou moins. Cela dépend des taux de change. Ce sera sans doute moins ensuite car on investit beaucoup pour le lancement. On aura sans doute une idée plus précise à la fin de l’année.
Prévoyez-vous une campagne de pub ?
Je n’aime pas les campagnes de lancement car je pense qu’on peut toucher plus de monde en faisant un bon travail. Nous aurons des dépenses probablement l’année prochaine. Sur le social media, l’histoire amusante c’est que si vous investissez sur votre compte Twitter, on va vous accuser d’influencer l’élection ou de saper la démocratie. On l’a vu aux États-Unis où RT a dépensé des milliers de dollars sur Twitter et cela a été l’exacte confirmation que la chaîne avait influencé l’élection.

« Des pressions auprès des opérateurs »

Combien de recettes publicitaires vous attendez ?
Avec le temps, et l’audience que nous gagnerons, nous deviendrons attractifs aux yeux des annonceurs. Ca se passe bien avec RT UK et RT America. J’espère que ce sera une autre source de revenus pour nous. Mais ce sera peut-être 15% du CA et nous sommes heureux de ne pas dépendre des revenus publicitaires pour faire notre boulot. On n’a pas par exemple à générer plus de trafic pour des perspectives financières. Comme pouvez-vous garder alors votre liberté éditoriale ?
Vous voulez des marques internationales ou tournées vers la Russie ?
On se méprend sur ce qu’est RT en raison de l’image crée par les médias français. RT n’est pas une chaîne russe tournée vers la Russie. Non, RT France est une chaîne francophone opérée en France avec des journalistes français. Quiconque veut cibler cette audience spécifique est le bienvenu. Nous avons de l’influence dans le monde et cela peut intéresser les marques internationales.
Quelle sera votre distribution ?
Nous ciblons les plateformes de distribution en OTT. Nous ferons aussi partie des bouquets du câble et nous pourrons être reçu par satellite pour couvrir l’Europe, l’Afrique du Nord.. Nous parlons avec Orange et Numericable Nous avons des accords préliminaires qui ne sont pas encore finalisés car la chaîne n’est pas lancée. Les opérateurs attendent pour voir le contenu. Ils subissent des pressions pour inclure ou non RT. C’est l’une des conséquence de la campagne contre nous.

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