Le Lab
Olivier Bomsel, professeur d'économie et titulaire de la chaire d'économie des médias et des marques à Mines Paris Tech, analyse les ressorts intimes de la campagne présidentielle du point de vue des institutions et des médias.

Vous publiez un livre intitulé La Nouvelle Économie politique, le 20 avril, qui porte sur le lien entre le politique et l'économique, et sur le rôle des médias dans la perception de ce lien...  

 

Olivier Bomsel. Je travaille sur les nouvelles théories de l'articulation de l'économie et de la politique, sachant que la vieille image du prince conseillé par l'économiste est encore dominante en France. En fait, les institutions dominent les mécanismes économiques. Mon propos est de montrer à quel point ce qu'on appelle les institutions - les règles sociales formelles et informelles - affectent les mécanismes économiques et permettent d’éclairer la situation française. Dans le même temps, il s'agit de voir le rôle des médias dans la subjectivation des institutions par des individus. Dans quelle mesure l'ensemble des croyances associées au bon fonctionnement des institutions guide les anticipations et les raisonnements économiques.
La crise de confiance dont les médias sont l'objet ne vient-elle pas de ce qu'ils ont perdu leur rôle d'intermédiaire entre le peuple et les institutions, entre le citoyen et le pouvoir politique?
O.B. Les médias ont toujours été des instruments au service des élites qui, par définition, pilotent les institutions. Quand celles-ci dysfonctionnent en particulier pour assurer la protection ou l'intégration sociale de certaines catégories face aux nouvelles formes de concurrence, elles font beaucoup de perdants et jettent la suspicion sur leur représentativité et sur la fonction des médias.
La crise de médias est-elle la résultante d'un manque de redistribution de la parole ?
O.B. En tout cas, elle fait partie de la crise institutionnelle et politique en France. Le fait que les deux partis majeurs qui se sont partagés le pouvoir sous la cinquième République soient en crise ouverte et aient des chances de ne pas se retrouver au second tour montre qu'on est dans un processus de recomposition générale qui - dans les théories modernes de l'économie politique - correspond à une réorganisation des groupes d'intérêt entre des représentants nouveaux, voire de nouveaux entrepreneurs politiques comme Emmanuel Macron.
Lequel correspond à l'émergence de nouveaux entrepreneurs numériques...
O.B. Oui, mais Emmanuel Macron n'est pas seulement soutenu par le monde des start-up. Il est aussi appuyé par le CAC 40 et cherche à fédérer les jeunes abstentionnistes, les électeurs hors système. C'est une sorte d'entrepreneur schumpeterien sur le marché politique. Il est soutenu par la presse traditionnelle. Le Monde est par exemple systématiquement pro-Macron. Lorsque ce journal peut affaiblir les partis historiques au profit d'un espace politique favorable au nouvel entrant, il le fait. L'affaire Fillon est emblématique dans la mesure où c'est la presse qui en est à l'origine, que la justice lui embraye le pas, lui transmet les éléments d'instruction du dossier et nourrit la chronique de la campagne avec des faits nouveaux, des réactions etc, jusqu'à opérer la dynamique de déstabilisation et de mise en crise du parti de droite.
Comment expliquez-vous le paradoxe selon lequel les medias sont moins puissants qu'auparavant, qu'ils font de moins en moins l'opinion, qu'ils sont donc moins influents auprès du public et qu'en même temps ils suscitent toujours davantage de défiance ?
O.B. Les médias opèrent un décryptage ou une interprétation sociale qui est souvent associée à des présupposés, lesquels ne sont pas unanimement partagés. François Fillon conteste le calendrier des juges et le fait d’être mis en examen après avoir dit que ce serait la seule chose qui le ferait renoncer à sa candidature. Il interprète la décision des juges comme l'ayant au pris au mot pour interférer dans sa stratégie politique. Les médias crient alors au crime institutionnel, de lèse-justice pour avoir prêté à la justice des intentions politiques. Pourtant, chacun sait que cela fait partie du jeu de rivalités des pouvoirs. Vous ne pouvez pas empêcher les gens qui croient dans les vertus politiques du personnage de considérer sa faute comme vénielle et comme obsessionnel l'acharnement des magistrats ou de la presse. Ce sont là pour moi des machines à fabriquer de la défiance et qui sont amplifiés par les militants qui commentent et réverbèrent la position éditoriale des marques de presse.
Tout candidat à l'élection se défend aujourd'hui d'avoir les journalistes pour amis, voire attise les rancœurs à leur égard. Pour quelle raison ?
O.B. On le voit aux Etats-Unis. La première décision de Trump a été de ne pas participer au gala des correspondants de presse de la Maison Blanche, c'est à dire à l'institutionnalisation de la connivence entre la presse et le pouvoir. Je n'ai aucune sympathie pour Donald Trump, mais cette situation où le président des Etats-Unis se faisait écrire ses blagues par de scriptwriters d'Hollywood est typique. Il y a chez Trump une interpellation directe par les médias sociaux qui modifie le lien avec le public. L'essence même du journalisme est de nouer des relations de confiance ou de connivence, c'est à dire d'instrumentalisation dans le cadre de règles implicites. Hollande en était sans doute un des plus habiles praticiens et cela s'est retourné contre lui, comme le montre le livre Un Président ne devrait pas dire ça, de Davet-Lhomme.
Crise des institutions, crise des médias, cela ne conduit-il pas à une crise des individus privés de tout repère dans leur vote?
O.B. Le mot crise est ambigu. Les crises sont naturelles et font partie de ce que Douglass North appelle l'efficacité adaptative. À partir du moment où les logiques d'organisation des marchés sont de plus en plus contestées par des nouvelles firmes mondialisées, vous avez une réquisition des politiques à réformer les structures anciennes, une montée au créneau des protégés de ces institutions, ou de ce qu'on appelait au XVIIIe siècle des détenteurs d'offices qui frondent et font obstacle à ces réformes. C'est une logique très puissante en France depuis le XVIe siècle. Des taxis aux notaires en passant par les niches fiscales, il y a une organisation étatique de l'économie menacée par la mondialisation. C'est ce qui est en crise et c'est ce qu'a mis en cause François Fillon. La fronde a immédiatement suivi.
Qu'est-ce qui est en jeu dans la relation entre l'Etat, les pouvoirs politiques ou économiques et les médias?
O.B. Il y a en France une singularité très forte associées au système des offices, c'est à dire à la création de marchés par délégation de souveraineté de l'Etat. Celui-ci, étant à la source de nombreux patrimoines, il est pris en otage très souvent par les propriétaires et les officiers qui ne souhaitent pas être spoliés par des réformes. Il est en quelque sorte bloqué par l'ensemble des privilèges qu'il a concédé et sur lesquels il a bâti son pouvoir centralisé. Cette logique de blocage aboutit à des crises institutionnelles desquelles émergent des hommes providentiels qui rebattent les cartes des institutions au sortir de crise. Ce qui se joue en ce moment en France est de savoir si on va vers ce type de crise institutionnelle aiguë d'où sortira une personnalité providentielle et où les gens, par peur de beaucoup perdre, accepteront des réformes structurelles profondes ou si le processus peut se jouer en douceur en trouvant des petits jeux à sommes positives, à gauche et à droite, pour que le consensus se maintienne et que les groupes d'intérêts se réorganisent.
La propriété des médias influe-t-elle dans leur orientation politique ?
O.B. Cela a été beaucoup le cas mais je pense que c'est de plus en plus difficile parce que les medias sont concurrencés par les réseaux sociaux, parce que les journalistes sont des personnages publics qui d'une certaine façon sont des marques et souhaitent ne pas se décrédibiliser alors qu'il y a aujourd'hui beaucoup de traces des positions prises dans le passé. Il est plus risqué qu'avant d'avoir une ligne éditoriale trop partisane, qui reflète les intérêts des uns et des autres. Ce qui n'empêche nullement Le Monde d'être pour Macron comme cela s'est toujours fait dans la presse et dans les autres pays. Si vous regardez comment les concessions de télévision ont été distribuées par le fait du prince, de façon discrétionnaire avant ou après la cohabitation, vous voyez aussi une association très forte de l'économie et du pouvoir.
Les réseaux sociaux ne participent-t-il pas du processus de déstructuration ou de démagnification du monde médiatique dans la mesure où il enlève aux éditorialistes leur magistère dans l'opinion?
O.B. Aujourd'hui, les réseaux sociaux rivalisent avec la presse dans la structuration de l'opinion. Cela nous renvoie à la question de savoir qu'est-ce que publier. L'originalité d'internet est de faire apparaître pour la première fois dans l'histoire sur les mêmes supports techniques ce qui relève de la correspondance, c'est à dire de l'échange privé, et ce qui est publication, le one to many. La question est de savoir comment coexistent des formes de correspondances élargies qui peuvent être publiques comme par exemple le format Twitter - et des publications traditionnelles associées à des systèmes d'édition. C'est une transformation profonde des logiques de publication.
C'est également le cas de Facebook qui associe sur son fil d'actualité ce qui est lié à des publications de médias et des post ou des publications plus intimes...
O.B. Justement, il peut y avoir une gestion beaucoup plus flexible du cadre dans lequel les messages ont vocation à circuler. Facebook peut être aussi bien un outil de correspondances érotiques entre deux amants qu'un instrument de propagande massif. Les sociétés n'ont jamais été confrontées à cette forme de publication. C'est la banalisation de la publication et la gestion par l'individu de ce qui relève du public et du privé qui crée la crise de la presse. On est dans une phase à la fois de découverte, de mesure des effets positifs et négatifs, et progressivement d'encadrement et de recalage de ce que peut être une marque éditoriale, c'est à dire une caution par un émetteur symbolique.
Cela peut aussi donner des effets dévastateurs à la rumeur sachant que peut arriver sur le même plan la fausse nouvelle et des informations fiables...
O.B. Cela a toujours existé dans la structuration des croyances. Orson Welles a fait une partie de sa carrière là-dessus. Les marques de presse ont toujours été identifiées par le public comme des agents donnant du sens à des produits qu'ils distribuent, que ce soit de la fiabilité, une caution idéologique ou un positionnement social. Mais le terme «information» est ambigüe. Jusqu'au numérique, il s'agit de mettre en forme signifiante... puis c'est ce qui circule sur un réseau. Dans Apologie du livre, Robert Darnton, historien des médias du XVIIIe siècle, raconte comment il nourrissait les rubriques des faits-divers dans sa jeunesse, au cours de stages dans des journaux du New Jersey. Il revenait avec une liste de news et si les rédacteurs qui jouaient au poker dans la salle de rédaction continuaient de jouer, ce n'était pas des news. Tout est là-dedans. Vous avez en continu des faits sociaux. La question est de savoir ce qui est significatif. C'est en cela qu'il y a une subjectivité des journalistes qui déterminent ce qui va être capable de nourrir un récit, de préférence feuilletonnant et addictif, dans l'ensemble des récits qui font le quotidien des individus vivant ensemble. Dans la défiance des médias, il y a aussi un effet de saturation lié à la chronique de micro-événements.
Pensez-vous que les journalistes, à défaut d'être objectifs, peuvent être impartiaux? Jugez-vous impossible de sortir de la subjectivité d'un regard journalistique ?
O.B. Il n'y a que des croyances. C'est le paradoxe de l'économie moderne: la rationalité de l'individu s'établit fondamentalement sur une croyance issue de la perception du fonctionnement de la société. Elle est attestée par l'expérience ou la répétition de faits avérés. La croyance mûrie par l'expérience va induire tout un système de causalités et de conséquences. Au début du XXIe siècle, on n'a toujours pas pris conscience que nos institutions sont des construits sociaux. Les médias qui entretiennent l'idée qu'elles sont parfaitement naturelles en font partie. Ils sont les miroirs des institutions. Et quand le système institutionnel est défié, les médias qui en sont le reflet le sont aussi.

Le prof

 

Né en 1957, ingénieur civil des Mines, Olivier Bomsel est professeur d'économie industrielle et directeur de la chaire d'économie des médias et des marques à Mines Paris Tech, focalisée sur l'économie des réseaux, de la propriété intellectuelle et des médias. Il a publié en 2013 Les Protocoles éditoriaux, Qu'est-ce que publier chez Armand Colin. Il sort en 2017 La Nouvelle Economie politique, chez Folio.

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