Influence marketing
Le journaliste Vincent Manilève a enquêté près d’un an pour son livre «YouTube derrière les écrans. Ses artistes, ses héros, ses escrocs», paru en mai 2018 aux éditions Lemieux. Il accorde une grande place au système de monétisation des créateurs et aux relations avec les marques. Entretien.

Quelle était la problématique de départ de votre enquête?

Aujourd’hui encore, dans l’inconscient collectif, un youtubeur est un adolescent qui raconte des conneries dans sa chambre ou qui reproduit des tutos maquillage. Une bonne partie de la population ignore à peu près tout du système YouTube. C’est pourtant un monde qui mérite d’être exploré sous divers aspects afin d’être au moins compris. Au-delà des clichés, le grand public n’a pas forcément conscience du fonctionnement précis de cet écosystème. C’est une véritable industrie à prendre au sérieux.

 

Quelle a été votre principale découverte?

Ce qui m’a particulièrement marqué, c’est cette impression que ceux que l’on nomme les youtubeurs rencontrent en fait de plus en plus de difficultés à s’épanouir sur la plateforme YouTube. L'algorithme, les règles de monétisation, le manque de transparence... Les critiques sont de plus en plus fréquentes. Un ressentiment très fort est en train d’enfler dans le milieu. J’ai noté une vraie lassitude et une frustration manifeste chez tous les créateurs avec qui j’ai pu m’entretenir. Parce que la plateforme qui les héberge, censée les soutenir, ne semble pas les prendre complètement au sérieux.

 

En effet, une certaine critique vis-à-vis de YouTube transpire dans le livre...

De manière générale, j’ai eu énormément de mal à aller au-delà des communiqués de presse avec YouTube. J’ai attendu des mois pour avoir un rendez-vous, malgré des relances régulières... En tant que journaliste, c’est très compliqué d’avoir un contact humain avec YouTube, et pour les créateurs aussi. Le géant américain ne communique que quand l’information est positive. Lors de problèmes, de besoins d'explications, la porte reste fermée. Il faut qu’il y ait une controverse ou une prise de conscience presque sociétale pour que YouTube s’en saisisse. Et à chaque polémique, la réaction première de la plateforme est de rassurer les annonceurs avant de protéger ses créateurs.


Vous accordez une grande place à la relation marques-youtubeurs, c'est incontournable?

Les marques sont une composante essentielle du modèle économique des youtubeurs. Sans elles, ils n’ont que très peu de possibilités de vivre de leur passion. Le système de monétisation proposé par YouTube devient de plus en plus complexe. Seuls ceux qui cumulent des millions de vues par mois peuvent en tirer un revenu. La seule alternative viable aujourd'hui est le sponsoring.


Un chiffre issu de votre livre est impressionnant : une photo Instagram rapporte environ 25 000 euros à la youtubeuse Sananas

Cette somme paraît surprenante au premier regard, pour une simple photographie. Cependant, il faut prendre en compte que Sananas possède des millions d’amis - je préfère ce terme à «abonnés» car c’est vraiment plus fort comme relation, le pouvoir de recommandation d'une youtubeuse est immense, c’est un rôle de grande sœur... Ses «amis» ont un engagement beaucoup plus important que celui d'une pub à la télévision. Sur Instagram, le cliché reste disponible, sa force de frappe est énorme et beaucoup mieux ciblée.


Les youtubeurs sont-ils des pros du marketing?

Nicolas Juhel, responsable du marketing digital de Coca-Cola France explique dans le livre que «dans la palette des capacités des youtubeurs, il y a une vraie expertise marketing, au sens positif du terme. Ils savent qui sont les adolescents, ce qu’ils aiment, ce qu’ils attendent. On travaille avec eux pour leurs compétences artistiques, mais aussi pour leur compréhension des communautés sur internet». En effet, les influenceuses comme Sananas sont de vraies professionnelles, lorsqu’une marque les contacte, elles lui font parvenir une grille tarifaire selon le type de contenus. Il y a désormais peu de place à l’improvisation.


Publicités déguisées, sponsors dissimulés, placements de produits non signalés… Dans votre livre, le youtubeur Cyprien dit «Avant, c’était le Far West. À l’époque, tout était nouveau, que ce soit sur les contrats, les montants, l’éthique». Mais y-a-t-il vraiment eu des progrès?

En réalité la loi existe, elle est la même que celle qui régit les autres médias, elle n’est juste pas respectée. YouTube a mis en place des outils, notamment la case à cocher «inclut une communication commerciale». L’ARPP, Autorité de régulation professionnelle de la publicité, a publié l’année dernière des recommandations pour la «Communication publicitaire digitale». La répression des fraudes travaille depuis trois ans sur cette problématique et devrait rendre très prochainement un rapport... Ce qui manque, c'est un texte plus précis et détaillé, qui impose aux créateurs d’indiquer, en début de vidéo, le type de partenariat qui va suivre. 

 

Vous évoquez également l’enquête du Times sur la présence des marques sur des contenus inappropriés. Quelles ont été les conséquences de cette affaire pour les youtubeurs?

Google a réagi en changeant les règles de monétisation. Auparavant, n’importe qui pouvait donner son accord à YouTube pour placer des annonces sur ses vidéos. Il faut désormais avoir minimum 1000 abonnés et cumuler 4000 heures de visionnage en 12 mois. Ces évolutions ont grandement diminué le nombre de créateurs qui pouvaient prétendre à la monétisation. L'argument de YouTube est de s'assurer que des vidéos aux contenus choquants ne puissent pas être associées à une marque. Mais dans le même temps, il pénalise les créateurs qui se lancent. Autre conséquence: YouTube accorde de plus en plus d'importance aux exigences des annonceurs. Ainsi, les vidéos évoquant la sexualité et le corps des femmes, même de manière pédagogique, ou celles qui parlent de faits historiques ou d’actualité, comme des guerres ou des attentats, se voient systématiquement démonétisées... Résultat, cela conduit les vidéastes à produire du contenu adapté aux annonceurs, mais peut-être moins authentiques...

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