Concurrence
Les deux géants américains s’imposent sur le marché de la publicité digitale. Les autres acteurs s’organisent pour résister.

Il suffit d’un battement d’ailes de papillon en Californie pour provoquer une tempête en France. Depuis le 25 mai dernier, jour d’application du RGPD, le monde du programmatique hexagonal en sait long sur l’effet papillon. 

Outre-Atlantique, dans ses bureaux de Mountain View, Google décide alors, sans concertation, de conformer sa solution programmatique au nouveau framework imposé par l’IAB avec un logiciel de gestion du consentement des internautes maison. Problème : ce CMP Google est incompatible avec d’autres solutions du marché. Conséquence dans l’Hexagone : un tremblement de terre ! 

Les manques à gagner sont colossaux et injustes : même les acteurs qui avaient recueilli le consentement de leurs internautes sont exclus et donc interdits d’achat d’espace numérique. Certaines régies perdent en quelques heures plus de la moitié de leurs revenus. DoubleClick Bid Manager, la solution de Google (rebaptisée aujourd’hui Google Ad Manager), qui détient 25 % du marché programmatique, leur a coupé les accès. La moitié des enchères disparaissent et avec elles 50 % du business de certains SSP. « Cet événement est clairement une illustration de l’hégémonie des géants du web que sont Google et Facebook et de la dépendance du marché ! » tempête Sylvia Tassan Toffola, présidente du SRI.

Un marché français aussi passablement énervé du manque de considération du mastodonte américain à l’égard des acteurs locaux. Au point, événement inédit,

pour les principaux syndicats représentatifs de la profession – UDA, Udecam, SRI, Geste, IAB France – de faire cause commune contre Google. Leur lettre ouverte adressée en juin dernier à la firme américaine s’alarme de la dépendance technologique de l’économie publicitaire à son égard et enjoint l’entreprise de faire face aux responsabilités dues à sa position dominante.

Miettes à partager

C’est que Google mais aussi Facebook s’imposent dans la pub. Selon le cabinet d’études eMarketer, le duopole accapare près de 60 % de l’e-publicité aux États-Unis. Et bien plus encore en France. D’après l’observatoire SRI-Udecam, les deux mastodontes captent déjà pas moins de 78 % des investissements des annonceurs sur le search et le display (bannières, vidéos…). Restent

22 % du magot publicitaire, soit environ 800 millions d’euros, à se partager pour les autres. 

Sur le mobile, la domination est encore plus impressionnante : 93 % des parts de marché. Et le duopole a capté l’année dernière presque la totalité (92 %) de la croissance. « Google et Facebook se partagent le gâteau et les autres, les miettes », résume David Pironon, chief programmatic officer de Smart, actuel trésorier de l’IAB France. Il faut dire qu’« ils interviennent tout au long de la chaîne de valeur, rappelle David Baranes, cofondateur d’Armis, start-up développant une technologie de publicité multilocale. Et ces plateformes disposent non seulement du plus grand volume de data, mais proposent des solutions et outils technologiques très simples à utiliser, déployables à l’international et très performants. »

Un immense pouvoir d’attraction

Si le duopole écrase le marché en termes de chiffres, il le monopolise aussi en termes d’attention. « Il est devenu très difficile d’aller justifier des budgets qui sortent de ce duopole, souligne Hugo Loriot, patron de la structure new-yorkaise de Fifty-Five, une agence experte en big data. La puissance d’attraction est si forte que tout le monde pense avant tout à bien réussir sa stratégie Google ou Facebook. Finalement, il ne reste plus de temps de cerveau disponible pour s’intéresser aux autres acteurs. »

Comment ceux-ci réagissent-ils ? D’abord, la grande majorité s’inquiète d’une telle dépendance. Certains parlent de menace pour l’ensemble de l’écosystème. D’autres, de « marché faussé », en pointant notamment le régime fiscal des deux groupes. Et quelques-uns affichent même ouvertement comme objectif prioritaire de squeezer les deux géants. « Beaucoup éructent, mais même les anti-Facebook et Google travaillent avec eux, constate David Pironon. Ils sont à la fois partenaires et concurrents. C’est de la coopétition. »

La relation à Google et Facebook est assez singulière, ambiguë, délicate. « En réalité, les principaux acteurs du marché alimentent une machine qu’ils déplorent. Ce sont des pompiers pyromanes, juge Vincent Pelillo, le directeur général France de Captify, une société spécialisée en search intelligence, data et activation. Pour autant, ni le bashing antiduopole, ni les volumes d’investissements consacrés ne sont justifiés. » L’une des difficultés selon lui est que la dépendance est un cercle vicieux duquel il est difficile de s’extirper. « Plus on est dépendant, plus on est dépendant : c’est bien plus pratique et économique de consolider l’existant, surtout quand il marche plutôt bien, que de tout casser », souligne-t-il.

Concentration naturelle

Quels sont les effets de cette hégémonie sur le marché ? D’abord, un mouvement de concentration naturelle, quasi darwinienne, du secteur. D’autant que « dans l’adtech, 30 % des sociétés qui se créent mettent la clé sous la porte dans les dix-huit mois », rappelle Vincent Pelillo. Ensuite, pour exister, big is beautiful : les acteurs du secteur se lancent dans une course à la taille. Et les grandes manœuvres ont déjà commencé. Citons entre autres Yahoo! acquis l’année dernière par Verizon et plus récemment AT & T qui rachète AppNexus ; ou encore en France TF1 qui s’empare d’Aufeminin, Criteo de Storetail ou Reworld Media qui lorgne Mondadori…

Des rapprochements susceptibles de rééquilibrer le marché ? Hugo Loriot n’y croit pas. « Même Amazon qui fait pourtant une percée foudroyante dans la publicité en ligne restera à court et moyen termes très loin derrière », prédit-il. Quid des autres entreprises technologiques, SSP et autres DSP, App-Nexus par exemple ? « En Europe et en France, ils n’ont pas derrière eux AT & T et sa force de frappe en matière d’inventaire publicitaire et n’auront donc pas les moyens de changer la donne », estime Hugo Loriot. Peu diserts sur l’impact de la prééminence du duopole sur leurs business, ces acteurs réfléchissent tous à un identifiant cross-domain et cross-device susceptible de rééquilibrer le marché. Mais les initiatives de regroupement en ce sens comme l’Advertising ID Consortium lancé en 2017 – AppNexus, LiveRamp et MediaMath s’y sont réunis pour réfléchir à des identifiants uniques – ont, semble-t-il, fait long feu…

Au-delà de ces mouvements de consolidation, annonceurs comme éditeurs cherchent des alternatives au duopole. D’autant que les premiers ont réalisé que les KPI promis n’étaient pas forcément au rendez-vous. Et les couacs se sont enchaînés : Facebook a reconnu à plusieurs reprises des erreurs dans ses mesures d’audience et Google avec YouTube a exposé de nombreux messages dans des contextes inappropriés. Sans parler des scandales du type Cambridge Analytica qui ont refroidi certains acteurs. Ainsi, Marc Pritchard, le directeur marketing du puissant Procter & Gamble, a fait savoir que son groupe avait baissé de 30 % à 50 % ses dépenses digitales, en particulier chez YouTube et Facebook. Bugs, mauvaises expériences utilisateurs, manque de transparence, les griefs sont nombreux. Et un mouvement d’internalisation visant à mieux maîtriser les campagnes digitales et contrôler les achats média commence à poindre.

L’union des forces

L’une des réponses pour rassurer les annonceurs (et mettre la pression sur le duopole) se nomme Digital Ad Trust. Créé début 2018, ce label, fruit d’une alliance inter-professionnelle inédite entre le SRI, l’Udecam, le Geste, l’UDA, l’ARPP et l’IAB, veut valoriser les inventaires média autour de cinq critères : la brand safety, la protection des données personnelles, la visibilité, l’expérience utilisateur et la fraude. 78 sites ont déjà été labellisés pour 87,5 % de reach et 46,1 millions de visiteurs uniques. Pour Sylvia Tassan Toffola, « si l’on veut rééquilibrer le marché, la reconquête passe par la qualité, la proposition de valeur et l’union des forces. Disposer d’une masse critique est un enjeu décisif. » Le label espère avoir une centaine de sites labellisés d’ici à la fin de l’année, ce qui représenterait plus de 80 % de l’inventaire des sites média disponibles. Côté éditeurs, les alliances Skyline et Gravity illustrent les volontés de reprise en main des inventaires et de l’écosystème programmatique.

« Toutes ces initiatives vont dans le bon sens, mais restent trop éparses, estime Vincent Pelillo. Attention à ce qu’elles ne finissent pas par se concurrencer. Pour vraiment lutter contre Google et Facebook, il aurait fallu que tous les éditeurs se mettent d’accord pour créer un identifiant commun. » En attendant, la domination des deux géants promet de se poursuivre. Pour longtemps, prédisent tous les cabinets d’études… « Ils ont tellement d’avance sur leurs concurrents que la seule façon de casser ce duopole serait d’improbables décisions politiques de l’administration américaine, analyse Hugo Loriot. Mais les pressions concertées des acteurs vont peut-être les contraindre à s’ouvrir davantage à la mesure et au partage des données. » Ce sera toujours ça de pris…

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