Numérique
En renonçant complètement au papier, le quotidien québécois « La Presse » a tenté un coup de poker que peu de journaux ont remporté. Jean-Marc De Jonghe, vice-président stratégie et produits numériques, revient sur ce pari.

En janvier 2018, votre journal arrêtait complètement le papier pour ne garder qu’une édition quotidienne gratuite sur tablette, La Presse+. Dix-huit mois après, quel bilan faites-vous ?

Jean-Marc De Jonghe. La Presse+ est un succès d’audience assez incroyable. Le téléchargement de l’application est toujours en croissance, de l’ordre de 300 nouveaux téléchargements par jour. Moi qui viens de l’univers papier, où maintenir les abonnements est un combat excessivement coûteux, c’est quand même extraordinaire. Chaque édition totalise entre 260 000 et 275 000 ouvertures, pour un temps de lecture moyen de 40 minutes. Six ans après le lancement de La Presse+, il y a toujours le même engagement des lecteurs. Beaucoup de médias pensent que leur mission est d’amener l’information aux gens, sans comprendre le type d’expérience qu’ils recherchent ; La Presse+ a vraiment essayé de comprendre le besoin des utilisateurs face à un magazine ou un journal, et de l’adapter au monde numérique. Nous avons par exemple vu que s’il y avait un inventaire [un sommaire] sur la première page de l’édition numérique, l’expérience se résumait à celle d’un distributeur : 50 % des écrans vus étaient la page d’accueil. Nous avons numérisé l’expérience du papier, pas le contenu.

 

Renoncer aux revenus que représentait l’édition papier n’a-t-il pas été difficile ?

Dès le lancement de La Presse+, nous avons dit que l’application allait remplacer le papier, mais nous voulions respecter la vitesse d’adoption du produit. C’est pourquoi nous avons d’abord arrêté le papier en semaine [en janvier 2016], puis le week-end. Nous voulions laisser le temps à nos lecteurs de s’habituer à un nouveau rituel. Quand nous avons arrêté le papier, nous étions autour de 200 000 exemplaires par jour en semaine ; deux ans plus tard, il nous restait 100 000 abonnés à l’édition du samedi. Entre le coût du papier, de l’impression, de la livraison (80 % de la diffusion étaient des abonnements), nous savions que si nous arrêtions le papier, nous économiserions tous ces coûts. Rapporté aux revenus générés par l’abonnement, il ne restait presque rien. C’était un choix mathématique. L’autre enjeu était de rester présent dans la vie des gens, dans leurs nouveaux rituels numériques. C’est pourquoi nous avons déployé une stratégie pour que les gens nous voient sur les réseaux sociaux, sur leur mobile… La Presse+ nous a permis de digitaliser notre marque, contrairement à notre concurrent Le Journal de Montréal, très peu présent dans l'univers numérique et par conséquent très peu consulté par les jeunes.

 

Avez-vous réussi à basculer sur le numérique vos revenus publicitaires du papier ?

Dès 2011, nous avions pour objectif de récupérer 75 à 80 % des revenus publicitaires de l’imprimé le plus vite possible avant l’arrêt du papier. Jusqu’en 2016/2017, nous avons dépassé cette attente-là. Les annonceurs ont embrassé La Presse+, qui est un produit où la publicité fait partie de l’expérience. Nous y avons amené les formats standards du papier tout en ajoutant des formats interactifs. Pour les marques, c’est un médium extraordinaire pour raconter leurs histoires. En 2017-2018, comme les autres médias, nous avons subi la vague de l’attraction de Facebook et Google. C’est une tempête coûteuse, d’où le changement de stratégie pendant cette tempête, même si je pense que les annonceurs vont revenir.


Quelle est cette stratégie ?

En mai 2018, nous avons adopté une structure sans but lucratif tandis que notre ancien propriétaire [l’entreprise Power Corporation] nous a laissé 50 millions de dollars canadiens (33 millions d’euros). Aujourd’hui, nous sommes à la porte de la rentabilité, notre objectif est de l’être d’ici 2021. Pour y arriver, nous déployons une stratégie autour de quatre piliers : les revenus annonceurs, les revenus lecteurs, les revenus gouvernementaux et la philanthropie. C’est ainsi que nous avons lancé en janvier une campagne de soutien auprès de nos lecteurs, avec pour objectif de recueillir 5 millions de dollars canadiens de dons récurrents par an (3,3 millions d’euros). Nous sommes déjà à 50 % de cet objectif, avec 28 000 contributeurs. D’ici la fin de l’année, nous voulons aussi proposer aux lecteurs de notre appli mobile des fonctionnalités payantes, comme le téléchargement hors ligne automatisé ou des fonctions personnalisables. En allant gratuitement sur le numérique, les éditeurs ont saboté la valeur du travail journalistique. C’est ça qu’on essaie de réparer aujourd’hui, tout en aidant à maintenir la gratuité. Aujourd’hui, la publicité représente 80 % à 90 % de nos revenus ; dans les trois prochaines années, avec l'ajout de ces nouvelles sources de revenus, la publicité devrait représenter, selon nos projections, 60 % du chiffre d'affaires, le restant se partageant à égalité entre les trois autres piliers. C’est ça qui assurera la pérennité de nos salles de nouvelles [salles de rédaction].


Au global, avez-vous compensé la perte des revenus du papier ?

Nos revenus sont moins grands qu’en 2010 [La Presse ne communique pas son chiffre d’affaires] mais nos coûts sont aussi beaucoup moins importants. Depuis 2013, notre nombre d’employés est passé de 910 à 525 et notre chiffre d’affaires a évolué dans les mêmes proportions. La grande différence, c’est les talents. Avant l’arrêt du papier, la moitié des salariés travaillaient sur l’infrastructure ou l’impression, aujourd’hui, ils sont en grande majorité sur le contenu et la technologie. Vous avez l’impression d’être chez Facebook !

Un coût humain important

Plus de 26 millions d’euros ont été investis dans le développement de l'application Presse+, en 2013, selon la Revue européenne des médias et du numérique. Le coût humain de ce basculement 100 % numérique est patent puisque le groupe a perdu en six ans 42 % de ses effectifs en passant de 910 à 525 salariés, comme le précise Jean-Marc De Jonghe. L'arrêt de l'édition imprimée en semaine, en janvier 2016, puis de celle du week-end et de ses suppléments deux ans plus tard, ont d'abord entraîné la suppression de 158 postes, dont 43 à rédaction, puis se sont ajoutés très vite cinquante nouveaux licenciements. La Presse+ reste cependant, selon la Revue, la plus importante rédaction du Québec, avec près de 250 journalistes.

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