Technologie
Pour Eric Scherer, directeur de la prospective à France Télévisions, l’intelligence artificielle peut être un poison comme un remède pour le futur des médias.

Les médias ont rarement été aussi décriés et boudés par le public, peut-on en finir avec ce désamour à l’avenir ?

Eric Scherer. Cela ne va pas être simple… Beaucoup de gens sont sortis des circuits de l’information traditionnelle. Et rien ne dit qu’ils reviendront. Cette méfiance – sinon désintérêt – vis-à-vis des médias touche également les autres corps intermédiaires (partis politiques, syndicats…). Nous assistons à un phénomène de repli vers la tribu, le quartier, le village, l’origine… Il a de multiples causes : des informations trop nombreuses, jugées trop complexes, moins concernantes… Dans la presse, cela se traduit notamment par un désintérêt pour les sujets internationaux. Résultat : nous assistons à une désynchronisation de la société. 

Ce sentiment de ne pas vivre la même réalité d’un individu à un autre, causé par la fragmentation extraordinaire des médias et canaux de diffusion, est accentué par les algorithmes. Notamment ceux des réseaux sociaux qui privilégient l’émotionnel à l’information en mixant nos centres d’intérêt avec ceux de nos proches (familles, amis). Ces bulles de filtres en vase clos nous enferment dans des couloirs sans ouverture sur l’extérieur. C’est très dangereux pour l’avenir de l’information et de la démocratie. C’est pour cela que les États, notamment en Europe, doivent réagir et imposer du ré-engineering sur les algorithmes en regardant sous le capot comment ils fonctionnent réellement.

Vous pensez à quoi ? Un risque de manipulation de masse ?

Dans cette nouvelle ère post-news, dominée par les nouvelles technologies, il y a un grand risque d’être manipulé. Les algorithmes peuvent mélanger savamment fake news et vraies infos pour nous imposer progressivement, individuellement et à notre insu, une vision du monde cohérente mais tordue de la réalité. En politique par exemple, Cambridge Analytica n’est peut-être que le début de l’histoire. Le micro-targeting a ouvert une boîte de Pandore. Il y a fort à parier, malheureusement, que des responsables politiques vont cibler (ou le font déjà) des citoyens en fonction des infos collectées sur leur téléphone, ordinateur, tablettes et autres objets connectés. Et je crains qu’à l’avenir ces messages ultra-personnalisés passent sous le radar des journalistes et autres régulateurs chargés de les repérer, comprendre et décrypter.

Avec le développement des fake news et des nouveaux usages, qu’en est-il de l’avenir de l’information ?

L’IA sait aujourd’hui créer de fausses images, photos et vidéos. Des contenus synthétiques non identifiables à l’œil nu. On peut créer des voix, des visages, des situations, des scènes, de toutes pièces. Une fois propagée à la vitesse du haut débit, la fausse information, même démentie, aura fait son effet et instillé le doute. Potentiellement, ces « deep fakes », encore peu répandus, peuvent signer la fin de l’information puisque l’internaute ne pourra pas distinguer le vrai du faux. C’est très angoissant.

Dans ce cadre, l’IA ne peut-elle pas être une aide pour les journalistes ? Quelle est la place des robots aujourd’hui et à l’avenir dans les rédactions ?

L’IA, c’est l’électricité du 21e siècle. En Amérique du Nord et en Europe, des robots générateurs de textes sont déjà installés dans des rédactions pour aider les journalistes dans les tâches les plus ingrates telles que le bâtonnage de dépêches, les comptes rendus financiers, sportifs ou électoraux. L’IA peut être une alliée des rédactions car elle permet de supprimer des tâches répétitives (via des logiciels de récupération et classification de documents, de traduction automatique, de reconnaissance vocale et visuelle). Elle peut être utilisée également pour la collecte d’infos, pour la veille des réseaux sociaux, pour la personnalisation des contenus et l’actualisation de l’info avec des nouveaux éléments.

Les machines, qui savent calculer et lire, peuvent permettre aussi de réduire le bruit de la désinformation et mieux tracer l’info (avec notamment le recours à la blockchain pour remonter à la source). Chez Bloomberg, près d’un tiers des contenus journalistiques contient déjà des éléments d’automatisation. Idem, le groupe de presse suédois MittMedia considère ses robots journalistes comme plus fiables, plus productifs et plus lus. Mais cette IA devra à l’avenir être solidement contrôlée pour éviter la propagande, les biais, les risques de création de bulles informationnelles. Cela signifie sans doute que les rédactions seront bientôt dotées de data scientists.

Certains s’inquiètent d’un grand remplacement technologique, les robots peuvent-ils réellement se substituer aux hommes dans les secteurs créatifs ?

Le risque existe. Nous aimons à penser que la création artistique, l’intuition, l’inspiration, le savoir-faire sont inséparables de la conscience humaine. Pourtant, déjà, des machines écrivent des livres, résument des textes scientifiques, pondent des articles, troussent des scénarios, composent de la musique, peignent des toiles, sculptent et impriment en 3D. Christie’s a récemment mis aux enchères le premier tableau peint par une IA. Un robot a failli gagner un concours littéraire au Japon. Un nouveau chapitre d’Harry Potter a été écrit par une IA. L’IA d’un smartphone de Huawei vient de créer une collection de mode. Des journaux scandinaves laissent des robots écrire des articles par milliers. Et en Chine, le JT est présenté par un avatar ! Dans la musique, Warner Music a déjà signé un contrat avec une IA (en fait avec l’éditeur du logiciel), la Sacem a accordé le statut de compositeur à une artiste virtuelle et Huawei a terminé la symphonie inachevée de Schubert.

À France Télévisions, comment vous servez-vous de l’IA pour renouer avec le public ? 

Nous sommes en train de gérer le pivot de la TV vers la vidéo en mettant l’utilisateur au centre du dispositif pour le servir dans les conditions optimales, à savoir regarder les programmes n’importe quand, n’importe où et sur n’importe quel device. C’est pour cela que dès la rentrée de septembre, la plupart des contenus de la journée seront disponibles dès 6 heures du matin sur la plateforme vidéo avant qu’ils ne passent à l’antenne. Le futur des médias est moins dans les innovations technologiques et dans les formats que dans le lien, l’écoute et la conversation avec le public. Pour répondre à la méfiance, il faut améliorer l’inclusivité et l’interaction avec les téléspectateurs et à terme parier sur la co-création et la coproduction avec le public et l’IA peut nous aider en cela. Comme le fait notamment Netflix où l’internaute peut s’immerger dans certaines fictions pour choisir la nature des contenus, la fin de l’histoire, l’évolution des personnages. L’avenir, c’est une nouvelle TV immersive et à la carte, à la frontière du jeu vidéo.

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