Prospective
À quoi ressemblera notre système médiatique dans le prochain quart de siècle ? Stratégies a imaginé un monde où le médium, c’est-à-dire la technologie, serait partout. Comment survivront alors les médias ?

Pour entrevoir le futur des médias, il convient sans doute de chercher dans les textes - et les sons - de celui qui l’a pensé il y a plus de cinquante ans : Marshall McLuhan. Du penseur canadien, on a souvent retenu que « le médium est le message », autrement dit que ce que nous apprend une technologie, c’est moins son contenu que le changement d’échelle, de rythme ou de modèles qu’elle induit. Mais ce que le théoricien de la communication a aussi prévu, en 1964, c’est que nous « seront tous interconnectés dans une conscience globale grâce à des ordinateurs portables de la taille d’appareils auditifs ». S’il n’est pas difficile d’apprécier la pertinence de cette prédiction, à l’heure du podcast, on commence seulement à mesurer l’état de conscience globale dans laquelle nous vivons. McLuhan, qui parle de « système nerveux central », n’avait bien sûr pas imaginé la toute puissance des Gafa dans la distribution des médias mais il avait compris que la diffusion d’informations et de contenus serait de plus en plus centralisée. Au point que même nos affinités électives sont déterminées aujourd’hui par un algorithme qui produit chambres d’échos ou bulles de filtre facilitant la circulation des fake news…

Uniformisation

Et demain ? Impossible d’imaginer l’avenir sans l’intelligence artificielle et la gestion de la data. Les 150 millions d’abonnés Netflix sont bien le signe d’une planète qui s’uniformise dans sa consommation de contenus audiovisuels à travers des choix souvent préformatés par l’algorithme. Pourtant, comme le rappelle Thierry Cammas, PDG de Viacom France, si Netflix met le turbo sur les séries originales, la plateforme reste dépendante à 80 % aux contenus tiers. « Elle pousse ses originals, ce qui rend l’algorithme insincère, observe-t-il. Sans compter l’anomie devant le choix. Il y a une nouvelle saison tous les quatre mois, un phénomène de dépendance et d’overdose sur l’hyper-usage ». Pour lui, la faiblesse de Netflix réside dans le fait qu’il ne se pense pas comme un studio et ne vise la rentabilité de ses productions qu’à travers son offre. Les rachats de Time Warner par ATT, de Sky par Comcast ou de 21st Century Fox par Disney témoignent au contraire d’un temps à venir où les distributeurs seront tous adossés à grands catalogues de contenus. « Sur la longue route, les tuyaux ne valent rien, résume Thierry Cammas, qui contrôle le contenu maîtrise le modèle, il faut être fort de la distribution à la distribution. »

Ainsi, le futur passe déjà par une consolidation des grands acteurs des médias pour résister à Netflix, Amazon ou Facebook. Il implique aussi la poursuite d’un processus qui fait du numérique un « langage universel », comme dit Francis Balle, auteur de Médias & Sociétés : « Il y a un processus de juxtaposition des médias sur un même écran qui se traduit par la disparition des handicaps qui limitaient l’expression des langages, note le sociologue, professeur émérite en science politique à Paris 2. Pour preuve, la radio et la presse s’enrichissent d’images sur le web et les réseaux sociaux – le New York Times conçoit même des documentaires pour la chaîne du câble FX – tandis que la télé s’est affinée avec l’écrit sur internet ou des pastilles vidéos. Quant à l’affichage, il suffit de regarder l’expérience de Clear Channel à Rennes pour découvrir que le digital permet à un support au départ dépourvu de contenus de devenir un diffuseur d’infos locales, via son partenariat avec Brut. 

Glissement du pouvoir

Cette hybridation signe-t-elle la fin des mass médias traditionnels ? Bruno Patino le pense même s’il croit que perdureront différentes formes narratives. Le directeur éditorial d’Arte, qui vient de faire paraître chez Grasset La civilisation du poisson rouge, anticipe un glissement du pouvoir « de celui qui maîtrise la distribution vers celui qui contrôle la découverte ». En clair, il y aura selon lui d’un côté des plateformes hégémoniques financées par la publicité, où l’on maîtrisera la data comportementale qui poussera à découvrir une œuvre ou un contenu, et de l’autre des endroits affinitaires où l’on entretiendra un lien direct à un producteur de contenus ou d’infos via un abonnement ou un achat. Cela ne signifie pas pour autant que les marques médias auront disparues (ouf !). « Il y aura des plateformes pluri-produits qui auront des propositions éditoriales multiples et qui seront toujours sur le métier de la culture, l’entertainment et de l’information », augure-t-il.

Il reste à déterminer si l’enfermement dans ses goûts ou ceux de sa communauté d’amis est une notion d’avenir. Bruno Patino estime que l’on est arrivé à un paroxysme dans la prédation de l’attention. « Le système s’emballe, il est menacé d’effondrement, Il va y avoir une correction, une modération dans l’enfermement », note-t-il. Aujourd’hui, même le cofondateur de Facebook, Chris Hughes, appelle au démantèlement du géant tandis que Mark Zuckerberg demande une régulation des pouvoirs publics. Francis Balle estime qu’il restera des médias généralistes à côté de produits ultraspécialisés dans des communautés dispersées, « et des entrepreneurs qui seront soit frileux, dans le sens où ils ne serviront que ce qu’attend le marché, soit entreprenants, sans trop désorienter ».

Benoît Raphaël, cofondateur de Flint et « éleveur de robots », entrevoit aussi un « rééquilibrage ». Selon le Reuters Institute, la France est en queue de classement de la confiance dans les médias, avec 24 % seulement d’opinions favorables à la suite de la crise des Gilets jaunes. « Les médias ne sont plus perçus comme des spectateurs mais comme des acteurs de l’information », analyse-t-il. Et selon des chercheurs d’Oxford, rappelle-t-il, la part des gens prêts à payer pour s’informer sur internet plafonne du fait de multiples sollicitations. Sans compter la lassitude devant une information déprimante qui ne met pas suffisamment en avant des solutions. Bref, il y a urgence à agir.

Pour lui, la réponse à l’enfermement passe par l’ouverture sur un journalisme local, capable de créer du lien : « Il y a un besoin de circuit court, on veut voir les gens qui produisent les infos, explique-t-il. L’IA va nous permettre non pas de produire mais de cultiver notre propre info. Pour se faire une idée, on prendra un peu d’information russe, du local, de l’indépendant, du généraliste… avec des robots qui seront capables de configurer notre écosystème. »

informés et éduqués

Pour Benoît Raphaël, les gens demanderont non seulement à être informés mais aussi à être éduqués sur un monde en évolution rapide. Ce sera le rôle d’objets ou d’interfaces mobiles connectés qui pourront tout aussi bien nous solliciter – si on le désire – qu’être sollicités. Reste à imaginer ce que sera la place de l’exception culturelle, en France, dans 25 ans. La chronologie des médias n’aura-t-elle pas volé en éclats ? Le nombre de films aidés n’aura-t-il pas diminué drastiquement ? « Si les groupes n’ont pas la possibilité de se mondialiser ou de réaliser de l’intégration verticale [des maisons de production] ils seront de fait asséchés en contenus », assure Thierry Cammas. Francis Balle va plus loin : « Devant Netflix ou Disney +, il est temps de sortir des champions nationaux et européens, même si ce n’est pas facile car l’Europe est victime de ses divisions politiques et linguistiques ». Mais l’exception aura-t-elle encore un sens en 2044 ? « Le risque est une aristocratisation des offres d’information et de culture », conclut Bruno Patino.

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