Télévision
L’arrivée sur CNews du polémiste proche de l’extrême droite suscite une levée de boucliers du côté des élus du personnel et de certains annonceurs. Les agences médias sont plus partagées.

Une fois de plus, la question revient : Pétain a-t-il « sauvé les Juifs de France » ? Face à Eric Zemmour, qui en a fait une de ses vérités ce 21 octobre, Bernard-Henri Lévy s’indigne : « Monstruosité, révisionnisme… ». « Le réel », lui rétorque le polémiste. Sur le plateau de CNews, c’est le nouveau clash du jour relayé bien sûr par Morandini. Et peu importe qu’il sente le réchauffé : il s’inscrit dans la longue série des thèmes réactionnaires à succès de l’essayiste, après le voile, la famille homosexuelle, « l’immigration-invasion »… Bilan de la soirée, 180 000 téléspectateurs entre 19h et 19h55 (1 % de part d’audience) et 106 000 de plus pour la rediffusion vers 23h (1,3 %). « Sur la première semaine nous avons plus que doublé l’audience de la tranche et même triplé entre 19h30 et 20h, avec plus de CSP+ », se félicite Gérald-Brice Viret, directeur général des programmes du groupe Canal+. Seule limite de Face à l’info : « Ce n’est pas son émission, il y a une confrontation obligatoire tous les jours et ce n’est en aucun cas une tribune. S’il était amené à être candidat ou à adhérer à un parti, ou s’il était condamné, on aurait la possibilité d’arrêter l’émission », poursuit le dirigeant.

Rejet unanime

Un cadre qui ne convainc pourtant pas les élus du personnel, pas plus que de nombreux annonceurs. Les premiers ont voté à l’unanimité une motion demandant « à la direction de cesser sa collaboration avec Éric Zemmour et de le retirer de l'antenne de CNews pour des raisons évidentes sur le plan économique, sur la sécurité des personnels, sur l'image du groupe et sur l'éthique ». Explications de Laurent d’Auria, secrétaire du CSE [comité social et économique] de Canal+ : « Quel impact sur l’image du groupe, sur la régie publicitaire d’une chaîne structurellement déficitaire après les affaires Hanouna et Morandini, sur les conditions de travail des journalistes sur le terrain alors qu’il attire certains comportements mal maîtrisés ? Pour beaucoup, CNews est devenu la chaîne de Zemmour. Son émission n’est pas équilibrée, c'est un défilé de gens qui viennent s’affronter à lui. Est-ce le moment de jeter de l’huile sur le feu ? Ses opinions sont condamnables parce que condamnées [notamment pour provocation à la haine raciale]. On n’est pas là pour réclamer le retour de la censure mais le retour de l’apaisement. CNews est en train de devenir une chaîne d’opinion alors que sa convention signée avec le Conseil supérieur de l'audiovisuel lui donne une obligation de neutralité. » L’instance de régulation, saisie par de nombreuses plaintes de téléspectateurs, devait justement examiner le cas Zemmour en séance plénière le 23 octobre (voir encadré).

Boycott des annonceurs

Quant aux annonceurs, ils sont nombreux à signaler leur aversion avec les idées du polémiste proche de l’extrême droite en ne voulant plus être associées à ses émissions : Ferrero, Groupama, Unilever, Amazon, le Club Med, KFC, Accor… Le 28 septembre Bertrand Beaudichon, président d’Initiative (IPG Mediabrands) est tombé en direct sur LCI sur le discours lu lors de la Convention de la droite. Le polémiste-idéologue y parle d’immigré « colonisateur » et de « guerre d’extermination de l’homme blanc hétérosexuel ». « J’ai jugé ce discours de haine extrêmement grave et c’est après avoir entendu deux ou trois clients me dire “qu’est-ce qu’on fait ?” que j’ai décidé de faire un communiqué. Je trouve dingue que le marché ne prenne pas position alors que l’association des marques à des contextes est de plus en plus importante et qu’il y a une attente de lien social vis-à-vis d’elles et un besoin de réconciliation ». Sabina Gros, présidente de Carat, rappelle que CNews a vite pris la décision de retirer ses écrans publicitaires autour de Face à l’info. Mais pour combien de temps ? Le boycott sur TPMP, après un canular homophobe, avait duré un mois. « On sensibilise les annonceurs aux enjeux et problématiques qui peuvent naître du fait d’être associés aux émissions d’Eric Zemmour, précise-t-elle. À titre personnel, je condamne. Globalement, c’est condamnable car il y a plusieurs sujets où il y a un rejet très clair de la diversité. Mais ce n’est pas un contenu qu’on peut blacklister : sur le web, personne ne maîtrise ». Un patron d’agence, qui veut garder l’anonymat, s’interroge : « Est-ce qu’il vaut mieux une émission encadrée, avec des contradicteurs, ou un discours en solitaire sur les réseaux sociaux ? » Un autre estime qu’il faut « ne pas prendre de risque » mais « ne pas se substituer aux annonceurs ».

Pas de pertes 

CNews se refuse à dire combien de temps durera la suspension publicitaire. Mais l’on comprend que tout dépendra du bad buzz. « Certains ont interpellé les marques sur les réseaux sociaux, explique Fabrice Mollier, directeur général adjoint de Canal+ Brand Solutions, pour les protéger de cela, on a retiré les écrans. On veut toujours proposer à nos clients les écrans les plus brandsafe et premium » Un seul annonceur selon lui [la Maif, ndlr] a demandé de ne plus être sur toute la chaîne CNews. Bertrand Beaudichon parle de « trois clients » dans ce cas. Quoi qu’il en soit, le boycott de certaines marques donne surtout lieu à des transferts sur d’autres tranches de la chaîne, pas à des pertes. Et il touche aussi peu le groupe M6 via Zemmour & Naulleau, sur Paris Première. « Des annonceurs se sont retirés, reconnait Matthieu Bienvenu, dircom du groupe. Mais on maintient l’émission. Il n’y a pas d’impact financier au niveau groupe. Et ce ne sont pas les annonceurs qui font les grilles de programmes. En dix ans, il n’y a jamais eu de propos répréhensibles parce qu’il y a toujours eu un contracteur et une modération. » Un cadre a aussi été fixé à cette collaboration, rappelle-t-il.

Reste des questions en suspens. Comment sera comptabilisé le temps d’Eric Zemmour pendant les Municipales ? CNews marche-telle sur les pas de Fox News ? « On est dans une dérive sensationnaliste pour faire de l’audience, c’est un changement progressif après Morandini, Pascal Praud… », complète Francis Kandel, de la CGT de Canal+, dont la centrale syndicale boycotte la chaîne. « Quand on sait qu’on a, à Canal, un plan de départs volontaires visant à faire partir 450 salariés, c’est à se demander si ce n’est pas pour aider au volontariat », conclut-il. 



 

Le CSA met en garde LCI

Jeudi 24 octobre, le Conseil supérieur de l'audiovisuel a décidé de «mettre fermement en garde » LCI pour la diffusion du discours du polémiste en direct le 28 septembre, à Paris.  Il a décidé de transmettre au procureur de la République de Paris « les éléments en sa possession », en particulier les saisines pouvant être utiles à l’enquête ouverte pour « injures publiques » et « provocation publique à la discrimination, la haine ou la violence ». Il a estimé que « le format de l’émission, exceptionnel s’agissant de la retransmission en direct de l’entière intervention d’une personnalité n’exerçant aucun mandat électoral, n’avait permis ni de mettre en contexte de façon appropriée les propos tenus, ni d’apporter une contradiction adéquate ». L'instance, qui s'est réunie en séance plénière le 23 octobre, a aussi tenu à préciser qu'il était temps de mettre fin à une forme d'hystérisation liée à la diffusion d'un discours abondamment repris sur les chaînes d'infos et les réseaux sociaux. Il en appelle « à la responsabilité des médias audiovisuels. La liberté d’expression, y compris sous des formes polémiques, tout comme la liberté éditoriale, ne saurait justifier la diffusion de propos susceptibles d’inciter à la haine ou aux discriminations ».

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