Enquête
Coup sur coup, la Cnil sur le consentement et Google sur les cookies ont douché les espoirs de l'industrie de l'ad tech. C'est tout un pan du marketing digital qui se trouve confronté à un mur.

Dans le monde de l’ad tech, les fêtes ont duré plus longtemps que prévu. Surtout la gueule de bois. Tout cela à cause de deux verres de trop. Le premier a été servi par la Cnil, le 14 janvier, avec son projet de recommandations sur les modalités de recueil du consentement des internautes sur le tracking. Document peu serviable avec la pub en ligne. Depuis un an, associations de consommateurs et fédérations publicitaires se chamaillent sur l’interprétation du RGPD. Et les indications de la Cnil, qui serviront de cadre pour taper sur les doigts des entreprises, sont très strictes. « C’est comme si elle n’avait rien entendu de tout ce que nous lui avions exposé depuis un an », indique François Deltour, président du Collectif Performance et Acquisition. Concrètement, un internaute devra indiquer après plusieurs étapes, qu’il désire être suivi pour de la publicité. Et il y a des chances que beaucoup ne le souhaitent pas…

Le deuxième verre de trop sera servi par Google le lendemain. Comme Apple en 2018, sur Safari, et Mozilla sur Firefox, le géant de la pub a annoncé dans son blog qu’il n’accepterait plus sur son navigateur Chrome les dépôts de cookies tiers d’ici à 2022. Aucune surprise pour le marché, sinon la pression « psychologique » de Google. Avec 60 % de parts de marché des navigateurs en France et dans le monde, l’enjeu est de taille. Le géant sonne le glas d’une technologie née avec le web, et annonce qu’il développera des outils – la « privacy Sandbox » - avec le marché. Seule certitude : le cookie a un pied dans la tombe.

La Cnil et Google, des annonces intimement liées

Le cookie ? C’est ce qui a fait le succès du numérique (lire encadré). Inventé pour reconnaître un internaute quand il revient sur un site internet, il a permis l’avènement du marketing personnalisé et du programmatique. C’est à lui que l’on doit une grande part de la croissance du web. En recoupant les informations entre les cookies de différents sites (le cookie matching), on peut dresser un profil de l’internaute. Se sont alors créées beaucoup d’entreprises, qui déposent des cookies à tout-va, pour les fournir à d’autres, qui les fournissent à d’autres, etc. Aujourd’hui, vous pouvez être pisté par 50 sociétés en même temps. « Le cookie a un avantage, c’est que tout le monde peut le lire », explique Vincent Pelillo, président Europe de Captify. Mais le secteur est-il allé trop loin ? « La Cnil est dans son droit, et Google ne fait que suivre le sens du vent, confesse un expert du secteur. La pub a sans doute été trop loin avec le cookie, d’accord. Mais est-ce vraiment le plus important aujourd’hui sur la privacy ? Des entreprises peuvent vous écouter, avoir accès à vos photos… Je ne sais pas si le tracking est la priorité du moment. »

Les annonces de la Cnil et de Google sont différentes mais intimement liées, car elles s’attaquent toutes deux au modèle économique du numérique. « D’une part, il y a la question technique de l’identité en ligne, et des standards avec lesquels nous allons travailler pour adresser de la publicité à un internaute [Google], et de l’autre la réglementation sur les données personnelles et le consentement des internautes [Cnil] », détaille Nicolas Rieul, le DG France de Criteo. La société, qui s’est construite sur l’exploitation des cookies pour recibler les internautes, a perdu quasiment 24 % de sa valeur en bourse en deux jours à la suite de ces annonces. « Nous nous attendions à une telle annonce, tempère Nicolas Rieul. Premièrement, nous avons bien noté que Google souhaitait proposer une alternative, en travaillant avec les acteurs de l’écosystème. Ensuite, nous avons déjà anticipé via de nouvelles solutions techniques indépendantes des cookies, ou en diversifiant notre offre de produits. » La société mise par exemple beaucoup sur ses solutions de retail media, en plein essor. À ce jour, les diversifications (hors cookie) produisent 11 % des revenus monde, et sont en croissance de 57 %. Mais Criteo n’est qu’une toute petite partie émergée de l’iceberg et c’est tout l’écosystème qui est en émoi. Ces deux annonces dressent des contraintes pour un marché qui s’est construit sur la liberté de bricoler. Aux États-Unis, les annonceurs ont prié Google de reporter sa décision. En France, l’IAB ou l’Union des marques préfèrent garder le silence, pour répondre « collectivement ». Et sauver ce qu'il reste à sauver ?

En off, tout le monde affiche une mine d’enterrement. Selon certaines sources, 700 à 1 000 emplois sont menacés, même si ce chiffre tient à ce jour davantage de l’astrologie que de la comptabilité. « Certains ne s’en sortiront pas », augure un patron d’entreprise. Pour d’autres, il faudra investir afin de trouver de nouvelles solutions. La pagaille ne fait que commencer.

« Prise d'otage »

« Avec l’interprétation de la Cnil, le ciblage est diabolisé. À terme, seule une partie des internautes pourra être visée. Les autres refuseront par peur. Sans que ce ne soit réellement fondé. » prévient François Deltour. Combien ? Selon la Cnil, entre 20 et 30 % des internautes refuseraient, selon l’interprofession ce sont 70 et 80 % de la population qui diraient non… Et autant de cibles impossibles à toucher. Des métiers comme l’acquisition vont être complètement transformés.

Avec Google, le risque est ailleurs : la dépendance. Les professionnels craignent d’avoir à demander l’autorisation du géant du net pour obtenir la moindre donnée, que lui détiendra dans son navigateur. « Si c’est le cas c’est une prise d’otage car toute la data transite par des cookies tiers », estime Jean-Baptiste Rouet, président de la commission digitale de l’Udecam. Ou un joli coup commercial ? « Sous prétexte de protection de l’internaute, ils arrivent à préempter un marché sans que personne ne puisse leur jeter l’opprobre », s’incline Mathieu Rostamkolaei, CEO de Mozoo, spécialisé en publicité vidéo mobile. Face à la croissance de la régie d’Amazon, notamment en display, il n’est pas impossible que Google indique à Jeff Bezos de rester dans son pré carré.

Enquête en cours

Mais entre ces guerres de géants, les petits devront se battre pour conserver leur indépendance. Selon nos informations, la Commission européenne a envoyé un questionnaire aux acteurs du marché, pour enquêter sur les pratiques de Google en termes de data. Une enquête serait donc en cours… « Ces annonces ont un impact sur toute la chaîne de valeur programmatique, déplore Romain Job, directeur de la stratégie chez Smart. Car les identifiants pour échanger avec les DSP sont basés sur des cookies tiers. Et sans identifiant, la monétisation des inventaires est moindre. » Donc impossible d’adresser des campagnes personnalisées. Mais le pire est ailleurs : la mesure.

Ici réside le séisme qui pourrait ébranler le numérique. « Les cookies ne servent pas qu’à cibler, mais aussi à mesurer les performances des campagnes, et notamment l’attribution de certains leviers digitaux par les outils des annonceurs » explique Edouard Lauwick, vice-président des opérations Europe chez Rakuten Marketing. C’est donc toute la promesse d’une publicité optimisable qui est remise en cause, ou alors mesurée via Google, qui vend aussi ses publicités… Le culte du ROI touche-t-il à sa fin ? « Cela redonnera ses lettres de noblesse au planning média », estime Vincent Pelillo. « Ou remettra la création au cœur des discussions », avance pour sa part Mathieu Rostamkolaei. Le digital va-t-il divorcer d’avec son obsession de la mesure à tout-va, et accepter une part d’incertitude ? « Quand vous faites du marketing à la performance, et que vous ne mesurez plus la performance, qu’est-ce que vous faites ? », soupire François Deltour. Pire, le capping, qui permet de limiter les publicités vues par une même personne, passait par les cookies tiers. Va-t-on revenir à un internet des années 2000 ? Ou une résurgence des adblocks ? Tout le monde s’inquiète.

Quelles alternatives existe-t-il aujourd’hui ? « Aucune », répondent en chœur tous les acteurs interrogés. Aucune de viable. Sinon de passer par les cookies dits « first-party », liés à un nom de domaine et non lisibles par des tiers, mais qui demande de négocier avec chaque éditeur. « Les médias vont reprendre davantage d’importance, car ce sont eux qui auront cette donnée », estime Jürgen Galler, CEO de 1plusX, une société de prédictions marketing « cookieless ». Il faudra mettre en place des systèmes de réconciliations. « Il faut un acteur qui arrive à fédérer tous les médias ensembles. Eux seuls, unis, peuvent contrer la domination de Google à long terme », estime François-Xavier Préaut, DG France d’Outbrain. Des solutions d’identifiants uniques existent, comme ID5, ou le Pass Média lancé récemment. Ou verrons-nous le grand retour de la publicité contextuelle ? C’est ce que fait Captify, en l’enrichissant de données sémantiques de recherches, et ce sur quoi planche Reworld Media en ce moment. Ça fuse, ça fuse. Finalement, le monde de la pub n’avait pas connu une telle effervescence depuis les années 2000… L’espoir en moins, peut-être.  

Késako-cookie ?

Quand vous vous connectez à site internet, ce dernier peut inscrire un petit fichier texte sur votre ordinateur, et écrire ce qu’il veut dedans. Si vous revenez sur le site quelques jours plus tard, il sait que vous êtes déjà passé et peut lire certaines informations, par exemple, ce que vous avez regardé. Cela permet de personnaliser l’affichage du site web, retenir des préférences, mais aussi… mieux vous connaître. Ce petit fichier s’efface automatiquement au bout d’une certaine période. Normalement.

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