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La commercialisation de l’Apple Watch vient parachever l’avènement de la montre connectée. Google, Apple, Sony, Pulse, Withings, la liste des marques high-tech proposant leur modèle est longue. D’ailleurs, certaines marques horlogères, comme Tag Heuer, annoncent déjà le lancement de leur propre modèle connecté. Mais malgré l’attrait technologique que représentent ces objets, faire adopter une smart watch n’est peut-être pas si simple.

 

Les montres électroniques développées depuis les années 1970 par l’industrie horlogère japonaise étaient déjà la preuve que l’apport de technologie n’est jamais gage d’adoption totale. Peut-on vraiment remplacer la montre horlogère, un objet à la valeur immatérielle tellement puissante? En conservant les formes, la fonction, voire même le nom, la montre connectée se positionne comme un objet de substitution, mais y a t-il la place pour deux?

 

Une Rolex est un état d’esprit, une Cartier une métaphore de la féminité, une Swatch une façon de s’exprimer. La montre horlogère a accumulé une forte valeur symbolique qui la rend attrayante par-delà même ses capacités fonctionnelles. Or, si la montre connectée est dotée de nombreux atouts fonctionnels, elle ne véhicule encore rien. En faire un objet qui compte, tel est le défi à relever pour ces marques high-tech qui ne pourront se contenter de gimmicks (personnalisation, design) pour convaincre le plus grand nombre.

 

Artisanat vs. industrie. L’histoire de l’horlogerie est faite d’une longue succession de découvertes. Les garde-temps sont les reflets technologiques de leur époque. Matériaux, techniques, fonctions, ils ont toujours intégré un savoir-faire à la pointe, maîtrisé jusque là par quelques artisans, des horlogers capables de dompter le temps.

 

Mais, comme l’explique Frédéric Kaplan dans La Métamorphose des objets, le passage de l’artisanat à l’industrie a bouleversé la fabrication des objets autant que la perception que l’on s’en fait. «Dans l’univers de la création artisanale,[...] l’artisan fort de son savoir-faire et de sa propre histoire crée un objet. Celui-ci quitte ensuite l’atelier pour entrer dans la vie d’une autre personne. Dans le monde industriel, ces deux temps sont séparés. Les objets sont vendus comme des produits sans histoires, inventés par des créateurs anonymes, développés selon des procédés complexes et globalisées, assemblées mécaniquement. Ils semblent commencer leur vie après l’acte d’achat.»

 

Or, ce n’est un secret pour personne, la montre connectée est un pur produit de l’industrie. Sa production est automatisée, standardisée et le made in China estampillé au dos de la plupart de ces modèles est en opposition avec cette logique de confection artisanale à l’imaginaire puissant capable de nourrir la valeur symbolique de l’objet avant même sa commercialisation.

 

C’est en déshumanisant la production que les industriels ont mis fin à la transmission d’un héritage entre le créateur et l’utilisateur. Dans la logique industrielle, la figure du créateur est remplacée par celle du designer - anonyme ou star. Or le designer s’appuie sur une vision prospectiviste de la création alors que l’artisan créateur en incarne une vision historique. Dès lors s’opposent deux conceptions. D’un côté, les montres issues de l’artisanat horlogère qui se nourrissent de l’histoire de leurs créateurs et s'inscrivent dans une logique de l’héritage et de la transmission. De l’autre, les smart watches qui revendiquent une vision prospectiviste de l’objet et s’inscrivent dans une logique d’innovation - jusqu’à la prochaine mise à jour.

 

Une obsolescence plutôt gênante. En effet, la technologie porte en elle-même sa propre obsolescence. De ce fait, la montre connectée est un objet à désuétude planifiée. Lorsque l’on constate le rythme des évolutions dans le domaine technologique, on comprend rapidement que la durée de vie de ces montres connectées est ultra-limitée. Quelle ironie pour une montre que de devoir subir les foudres du temps!

 

L’arrivée des montres bon marché personnalisables au début des années 1980 avait certes déjà introduit la notion de renouvellement avec l’introduction de collections. Changer de montre comme de vêtements au rythme de ses envies, telle fut la promesse de Swatch. La smart watch parachève ce travail en y ajoutant la notion d’obsolescence pure et simple. En voyant sa durée de vie ultra-limitée, la montre connectée ne peut plus s’appuyer sur cette valeur «intemporelle» si souvent utilisée dans les communications horlogères. L’industrie horlogère a toujours recherché, notamment grâce au développement du mouvement perpétuel, à concevoir des modèles qui seraient sans fin, à l’instar du temps qui s’écoule inexorablement, des modèles pensés pour être transmis de génération en génération. La montre surpasse la simple notion d’utilité pour devenir un symbole. Celui d’un souvenir que l’on transmet et qui pourra nous survivre, bien loin de l’idée du gadget technologique.

 

Le syndrome «gogo gadget». L’étendue des fonctions mises à la disposition du propriétaire d’un modèle connecté est autant une force qu’une faiblesse. Dans le fond, que faire de ces smart watches et leur panoplie fonctionnelle? En quoi peuvent-elles nous aider au quotidien? D’après une récente étude Ifop, le manque d’utilité est la deuxième raison citée (45%) après le prix (59%) par les individus ne souhaitant pas acquérir un objet connecté.

 

Travailler les valeurs d’usages plutôt que les valeurs attributs semble être une piste de réflexion. Pour autant, il n’est pas certain que cela suffise, les produits technologiques souffrent du syndrome «gogo gadget», que résume parfaitement Frédéric Kaplan. «Ce qui est vrai de mes ordinateurs, l’est encore plus de mes téléphones portables, téléviseurs, et autres appareils électroniques avec lesquels j’entretiens des relations purement utilitaires et qui n’arrivent généralement qu’à susciter chez moi de l’ennui et de l’agacement. Ils finissent irrémédiablement  par sortir de ma vie ou au mieux finir par être rapporté dans un magasin pour y être recyclés mais, le plus souvent, par être entassés dans des caisses avec leur apanage de chargeurs, câblerie et blocs d’alimentation.»

 

Les produits technologiques ont du mal à prendre de la valeur. Ils sont bloqués à un stade utilitariste qui ne leur permet de combler qu’un besoin passager. Une fois satisfait, on s’en sépare très facilement. Tenter d’y injecter une force émotionnelle afin de créer une relation plus profonde à l’objet et d’augmenter sa valeur perçue est une voie aussi passionnante que complexe. D’ailleurs, est-ce tout simplement possible? A l’heure où la tendance est au tout connecté, cette nouvelle génération de montres souligne la stérilité symbolique de l’internet des objets. Des objets connectés ultra utiles mais sans histoire, sans âme.

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