Ici New York
L'hiver dernier, Clarisse Lacarrau est allée en Californie, plus précisément à Palm Springs après un passage à Joshua Tree. Dans sa chronique cette semaine, elle raconte «le choc des mondes» qu'elle a éprouvé en visitant une Amérique d'avant la crise, irréelle, comme suspendue. Précisément «celle que les Mad Men fabriquaient et qu’ils ont perdue à jamais».

Los Angeles, hiver 2015. New York, c’est bien mais il fallait continuer à explorer. Los Angeles n’est pas un port mais c’est un peu une porte d’accès à la mythique Californie, il faut s’avoir y traîner mais aussi aller voir ailleurs si on y est. Pour ça, j’avais décidé d’aller à Joshua Tree, et puis j’ai fini à Palm Springs. Joshua Tree, parce que ce désert a produit un genre dans le rock (le stoner) qui me tient à coeur et qui en dit long sur l’effet physique de l’Amérique sur les individus. Un rock qui se joue dans le désert, la nuit, à coup de concerts pirates et de groupes électrogènes, et surtout une musique vaste, qui s’étend et dure aussi loin que la voûte céleste que vous offre chaque nuit le désert californien. Je n’ai pas été déçue et c’est ça qui est bien avec les clichés américains: ils sont vrais, toujours, physiques et palpables. Une ville avec pas grand chose, pas vraiment des routes non plus, des pistes de sable, des gens rudes mais pas désagréables et une lumière de dingue. Et aussi, des cul de sac vite atteints, avec des chiens attachés, des vieilles guindes devant la baraque déglinguée qui vous fait dire que ce road trip seul a ses limites.

 

Voilà une petite intro pour donner une idée du contraste que peut offrir la Californie, le sujet c’est Palm Springs, que j’atteins moins d’une heure après avoir quitté Joshua Tree. Et là: le choc des mondes. Comme si la ville était maintenue sous le dôme de The Truman Show, un ciel qui ne ressemble pas à la réalité, des maisons des années 1950, des pelouses plus vertes que le fond de l’oeil d’un Irlandais (on est dans un désert, je le rappelle), une succession de couches visuelles qui vous donnent le tournis (palmiers, pelouse, désert, montage, neige, bleu du ciel) et une ville qui semble avoir été protégée du monde et de sa pénible agitation. Ce n’est pas vraiment un monde vintage car tout est habité en vrai. Non, c’est vraiment un voyage dans le temps. Auquel vous adhérez bizarrement. En moins de dix minutes, vous vous retrouvez autour d’une piscine avec un peignoir (je déteste les peignoirs) à boire des cocktails avec des petits parapluies colorés dans vos verres. Autour de vous, des hipsters, des gens riches, des gays bien soignés, des familles parfaites, du tatouage et de la jeunesse et pourtant, plus personne n’était de son époque. Un trip mais sans drogue. Je suis allée faire un tour, pour comprendre qu’est ce que c’était ce machin.

 

Ce machin, c’est une Amérique avant la crise. Pas la nôtre, ni celles dont on parle depuis quinze ans. Non, la vraie crise, celle qui a sorti l’Amérique de sa douce et pleine prospérité des années 1950-1960. En gros, Don Draper était à côté de moi et c’était juste avant le dernier épisode. J’ai compris tout à coup ce que cette idéologie proposait: sortir du réel. Une Amérique qui pensait probablement qu’on pouvait rêver et éliminer tout ce qui dérange, le temps, la météo, les Noirs et les immigrés, le manque d’espace. Un endroit où les Blancs Wasp pourraient vivre, sans notion du temps ni du monde, sans aucune friction. Même l’implacable réalité du désert pouvait être éliminée (implacable réalité que j’avais eu l’occasion d’expérimenter 24 heures plus tôt). Toutes les maisons sont de plain-pied, le golf arrive littéralement sur le pas de porte, des voitures de golf circulent et des gens s’enivrent autour des piscines des hôtels. Et une armée de gens travaillent discrètement le matin (je suis allée courir super tôt, pour voir comment se réveille une ville sous drogue) pour maintenir le décor de The Truman Show. Tu m’étonnes que la descente est violente. Et je me suis faite prendre au piège.

 

J’ai cherché un peu pour comprendre ce qui avait pu permettre une telle idée de la vie. Suspendue, blanche et propre, où le temps n’existe plus (car dans le désert, tous les jours se ressemblent). Et il m’est revenu une information capitale, glanée dans l’excellent Tenement Museum de New York (que j’encourage à visiter si l’on veut comprendre la ville de New York et l’immigration américaine): après la crise de 1929, aux alentours de 1934 et ce jusqu’en 1962 ou 1967 il me semble, les portes de l’Amérique se sont fermées; plus d’immigration officielle mise à part les rescapés de la Shoah. Une Amérique qui a vécu, pendant presque trente ans dans sa bulle, où bien sur, il y avait du travail pour tous et de la richesse partagée, d’autant plus vrai que, pendant ce temps là, les Noirs, eux n’avaient pas obtenu l’égalité des droits civiques. L’Amérique blanche de Happy Days où les pelouses étaient toujours vertes, les maisons sans barrières et le ciel toujours bleu. Et où le temps n’existait pas. Palm Springs, un peu comme le Valhalla des Vikings, cette promesse de paix éternelle, où rien n’arrête le plaisir personnel.

 

Il faut donc aller voir Palm Springs, bien sûr, pour son architecture et son climat mais surtout pour se faire une idée de ce que les Mad Men de Madison Avenue fabriquaient et qu’ils ont perdu à jamais.

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