Tribune
Les learning expeditions sont de plus en plus utilisés par les cadres des grandes entreprises pour innover. Mais gare à ceux qui copient la façade sans comprendre les fondamentaux qui font la réussite des entreprises technologiques visitées lors de ces voyages d'études.

L’innovation est un enjeu prioritaire pour les organisations. C’est entendu, mais la démonstration de sa pratique est en passe de devenir un outil marketing. Au-delà du buzzword, les grands groupes traditionnels se battent pour créer de nouveaux services, changer profondément leur organisation et s’assurer une place parmi les leaders de demain. Pour ce faire, beaucoup s’inspirent des GAFA, des BATX (leurs équivalents chinois) et encore des start-up françaises. Responsables de l’innovation et dirigeants utilisent de plus en plus, à titre d’initiation, les «learning expeditions» (des voyages d'études).

Ces visites ne proposent par définition qu’une vision partielle des entreprises visitées. Chez Facebook, Google et autres entreprises autour de Palo Alto, elles sont contrôlées et mises en scène à l’américaine, c’est-à-dire dans des locaux de rencontres et d’échanges entre start-up et grands groupes. On n’y montre que ce qu’on veut bien montrer, avec le risque de devenir une manipulation biaisée rappelant les «villages Potemkine», pour afficher à tout prix ces nouvelles formes d’entreprises qui fascinent.

Qu’en ressort-il passé les fauteuils de couleur, le babyfoot et les salles de pause avec smoothies et fruits à volonté ? Difficile de le savoir. La partie visible, ce sont des grands groupes qui cherchent à copier, parfois sans filtre, ce qu’ils ont vu dans les nouvelles entreprises florissantes.

Le risque du culte de l’avion-cargo

A vouloir imiter, on prend le risque de copier la façade sans comprendre les fondamentaux et les enjeux profonds qui font la réussite des entreprises technologiques. Quand on ne prend pas en compte l’ensemble des paramètres, cela rappelle le culte de l’avion-cargo. Pour citer le créateur du concept, Richard Feynman, il s’agit des théories et pratiques qui «suivent tous les préceptes apparents et les formes de la recherche scientifique, mais à qui manque quelque chose d'essentiel. Ce quelque chose est une sorte d'intégrité scientifique, un principe de pensée honnête — une façon d'aller un peu plus loin que le strict nécessaire».

Le culte du cargo est un ensemble de rites qui apparaissent dans la première moitié du XXe siècle chez les aborigènes, en réaction à la colonisation de Mélanésie. Il consiste à imiter les opérateurs radios américains et japonais commandant du ravitaillement (distribués par avion-cargo) et plus généralement la technologie et la culture occidentale (moyens de transports, défilés militaires, habillement, etc.) en espérant déboucher sur les mêmes effets.

Une entreprise qui se contenterait d’appliquer bêtement ce qu’elle a observé dans une start-up ne peut en aucun cas garantir le succès de sa démarche d’innovation et risque de reproduire ce piège imitatif.

Assumer ses spécificités ou périr avec elles

Le salut ne vient pas d’une pâle copie de systèmes existants. À chaque organisation de trouver ce qui fait ses spécificités, d’en être fière et de construire autour. C’est avant tout une question de courage de la part du management que de savoir reconnaître et faire vivre une vision et une stratégie. C’est aux dirigeant(e)s de porter ces choix ; l'absorption de start-up ou la mise en place de «change management» ne représentent qu’une partie de la solution.

L’innovation, c’est avant tout un état d’esprit global. Et confondre l’inspiration et la copie pure et simple conduit de plus en plus souvent à un résultat à l’inverse de ce qui était souhaité. Nous appelons par conséquent à un retour à un sain esprit critique pour éviter de reproduire sans savoir adapter.

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, écrivait Rabelais dans Pantagruel, c’était en 1532. Rien n’a changé. Il nous faut veiller à changer l’état d’esprit de la plupart des learning expeditions d’aujourd’hui. Parce que même si c’est regrettable, jamais un appel sur une reproduction en bois de radio militaire américaine ne permettra de faire atterrir un avion chargé de vivres.

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