Tribune
Comme le citoyen a voulu redéfinir sa place dans l’espace démocratique, le consommateur ne se contente plus d'être écouter à travers des études d’opinion. Il souhaite véritablement dialoguer avec les marques pour bénéficier de services sur-mesure.

Il y a quelques semaines, Tim Cook a officialisé le basculement (partiel) d’Apple vers le service en présentant Apple News et Apple TV+. Si cette bifurcation stratégique a légitimement marqué les esprits, il ne s’agissait pas du seul enseignement de cet événement. En médiatisant ainsi l’accès à des services nouveaux par abonnement, Apple a entériné le franchissement d’une nouvelle étape dans ce que d’aucuns qualifient d’âge d’or du consommateur.

De Laura T. Reynolds à Georges Ritzer en passant par Zygmunt Bauman, la figure du dictateur avait été décrite comme l’avatar ultime du consommateur. Sous l’effet des réseaux sociaux, qui démultiplient instantanément les effets du bouche-à-oreille, son autoritarisme ne pouvait que se renforcer. Son «impatience, son intransigeance, son insatisfaction, son immodestie et son infidélité» - les fameux 5I théorisé par Yves-Paul Robert – semblaient, effectivement, ne pas connaître de fin… C’était sans compter avec l’évolution du citoyen.

La mutation du citoyen prélude à l’évolution du consommateur

Celui-ci souhaite redéfinir sa place et son rôle dans l’espace démocratique. Prendre la parole à chaque rendez-vous électoral ne le satisfait plus. Il veut être entendu et écouté en continu sans attendre le moment, trop furtif, du passage à l’isoloir. L’engouement actuel pour les débats relatifs à la démocratie en est l’illustration. Comme l’expliquait récemment Loïc Blondiaux, professeur de sciences politiques, en commentant la participation au Grand débat national, «une partie de la population veut contribuer au débat politique et au processus de décision». A l’évidence, la finalité importe autant que les médiations utilisées. Pour reprendre l’adage populaire, si le citoyen s’est longtemps contenté de l’ivresse quel que fut le flacon, aujourd’hui le flacon lui importe.

Symbole de la consubstantialité du consommateur et du citoyen, ce dernier souhaite importer dans la consommation ce rôle nouveau de démiurge acquis au sein de la cité. Un fait que Louis Pinto, sociologue et philosophe, commente ainsi, dans son dernier livre L’âge d’or du consommateur : «le mot consommateur jouit désormais d’une dignité à peu près équivalente à celle du mot citoyen ; les deux notions enferment, en effet, de l’universel, l’une pour la sphère politique, l’autre pour la sphère domestique et économique».

Ce besoin d’écoute et de reconnaissance ne saurait être assouvi par des sondages et des études d’opinion, ces réceptacles des doléances des Français, vieux de près d’un siècle, et que Bourdieu caricaturait comme étant «la fabrique des débats publics». A l’ère du numérique, la réponse est évidemment ailleurs. Comme souvent, cet ailleurs se situe en Californie, du côté de Los Gatos.

La «Netflixisation», nouveau mot magique

C’est là-bas que siège Netflix, l’entreprise dont le nom est sur toutes les bouches. Si sa capacité à produire des séries à succès (House of Cards, Narcos) et des longs-métrages primés aux Oscars (Roma) interpelle, c’est plutôt sa capacité à «dialoguer» avec ses abonnés qui est à saluer. Nul besoin d’enquêtes ou de questionnaires, Netflix tire parti des données transmises par ses utilisateurs pour observer les comportements, classer les préférences, recommander des parcours. Et proposer des services sur-mesure. De fait, dans l’univers proposé par l’entreprise, le consommateur voit ses aspirations satisfaites. De dictateur, il devient démiurge. Sans parler, il dicte et définit les œuvres auxquelles il souhaite être exposées. La preuve : il n’y a pas deux abonnés qui possèdent les mêmes recommandations.

Durant les dix dernières années, l’innovation a emmené dans son sillage une série de vocables nouveaux pour qualifier des mutations stratégiques. La «Netflixisation» pourrait être le prochain. Si l’«Ubérisation» semait l’effroi sur son chemin, car elle était la menace d’une disruption violente et (quasi) définitive, il en va autrement de la «Netflixisation». Celle-ci vise à accompagner l’évolution du consommateur par la proposition de services sur mesure grâce à l’utilisation de ses données personnelles. Récemment, Gaspard Koening, philosophe français d’inspiration libérale, plaidait pour une reprise du pouvoir du consommateur par la vente de ses données. Une marchandisation totale qui ne connaîtrait aucun vainqueur sur la durée, contrairement à une transaction basée sur la transmission volontaire de ses données en échange du développement de services sur-mesure. Une démarche symbiotique dans laquelle le consommateur participe directement à la constitution des services dont il jouira.

D’aucuns pourraient spéculer sur la fugacité de ce nouvel avatar du consommateur et sur la résurgence prochaine de son caractère dictatorial. Peut-être. Mais si Apple décide de développer des offres par abonnement sur le modèle de Netflix, c’est peut-être le signe que nous sommes rentrés pleinement dans une ère nouvelle où l’instantanéité ne s’applique plus au développement de nouveaux services mais plutôt au dialogue entre le consommateur/citoyen et l’entreprise.

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