Chronique

Il y a cent ans à Weimar, des jeunes gens, filles et garçons ainsi que leurs professeurs, plongeaient tout nus dans l’Ilm, la petite rivière qui traverse la ville, suscitant l’émotion municipale. Ils affichaient ainsi une volonté farouche et jubilatoire d’en finir avec les conventions, de porter sur le monde en pleine transformation un regard neuf, joyeux et décomplexé, un regard débarrassé des oripeaux du passé. Ils venaient de faire le pari de rejoindre l’enseignement du Bauhaus plutôt que de poursuivre celui de l’Académie des Beaux-Arts du Grand-Duché de Saxe.
Arte célèbre cet anniversaire dans une série (1) diffusée ces jours-ci où l’on mesure combien cette école, voulue par Walter Gropius, encadrée par des maîtres éminents – Johannes Itten, Vassily Kandinsky, Marcel Breuer, Mies Van der Rohe – a dynamité les règles établies pour donner une forme à la modernité galopante de l’époque. Fermé en 1933 par le régime nazi, en seulement quatorze petites années d’existence, le Bauhaus a inventé la pédagogie, les disciplines et les métiers que nous pratiquons aujourd’hui. Ceux-là n’auraient pas, au 21ème siècle, la même place sans les réflexions rupturistes de cette avant-garde. L’industrie, à travers le soutien des nombreux investisseurs allemands à l’origine du projet, n’aurait pas non plus emprunté les mêmes chemins pour façonner les codes, les usages et une esthétique qui s’imposent à nous désormais.

Le rêve d’un autre monde

Cela n’est pas sans soulever les questions très actuelles qui traversent nos sociétés d’hyper consommation. Nombreux sont ceux qui pensent que la machine du progrès s’est emballée et que l’on peine à en ralentir la course. La communication, la publicité qui ont pourtant puisé dans la culture de l’école, font l’objet de vives critiques. Hier partenaires de l’idée de progrès, elles sont, depuis plus de vingt ans, associées aux dérives de la marchandisation du monde.
Les élèves du Bauhaus avaient du futur une vision positive et œuvraient pour le rendre le plus juste et le plus beau possible. Leurs pratiques suivaient cette logique et contribuaient à un monde plus aimable, adéquat aux conditions de vie. Leurs héritiers ont trop souvent perdu le fil d’une pensée humaniste pour ouvrir le champ à la toute-puissance du marketing.
Face à l’emballement économique, démographique, climatique, ces jeunes gens libres et audacieux, transportés en 2019, questionneraient sans doute les excès et la prolifération des marques. Ils dénonceraient l’omniprésence des messages et des stimulis auxquels nous sommes soumis nuit et jour comme autant d’altérations du quotidien. Ils s’insurgeraient contre les dérèglements urbains, les zones d’activités sans grâce, la promo outrancière qui les jalonne, le gâchis et la laideur qui, n’en déplaise à Raymond Loewy, assurément se vendent bien... Ils résisteraient aux tentations conservatrices – Cela fonctionne comme cela depuis un siècle, pourquoi nous remettre en cause ? – et tenteraient donc des modèles nouveaux ; ils poseraient les bases d’une nouvelle éthique de comportement, d’organisation, de process. Ils défendraient l’idée d’une écologie des signes afin de guider l’Homme dans la complexité du monde. Ils simplifieraient ses parcours, nous débarrasseraient des irritants… Ils supprimeraient tout ce qui est inutile : moins de matière, moins de déchet, moins de gadgets, moins de bruits parasites... et s’adresseraient à toutes et à tous, privilégiant des solutions inclusives, déconstruisant un à un les stéréotypes qui empoisonnent nos représentations.
Designers dans l’âme, en redonnant toute la place à leurs démarches, ils penseraient l’avenir avec optimisme et proposeraient des solutions nouvelles, à hauteur d’homme. Ils redoreraient le blason de nos professions comme alliées objectives de notre qualité de vie. Ils placeraient l’individu au centre de leurs propositions. Nous leur donnerions raison. Ils auraient un succès fou.
Joyeux anniversaire, Walter ! Et que souffle à nouveau l’esprit du Bauhaus.

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