RH
Dans le maelström psycho-économique que vit la société, le management est contraint d’évoluer. Non sans difficultés. Car il se heurte parfois à des injonctions paradoxales. Focus sur la santé mentale du manager avec les conseils d'Éric Albert, psychiatre du travail.

Une expérience de trente ans, 7 500 dirigeants et managers, c’est un panel d’entreprises fourni qui a nourri la réflexion d’Éric Albert et de Jean-Luc Emery, les deux fondateurs d’Uside. Dans un environnement d’entreprises de plus en plus « insécure », où la « disruption » surgit de « la venue sur le marché de ceux que l’on n’attendait pas », le manager est condamné à une incessante conduite du changement. « Le sentiment de tourbillon est très fort, écrivent les deux médecins psychiatres dans leur dernier ouvrage Le manager est un psy, publié aux éditions Eyrolles. C’est évidemment au manager qu’il revient de conduire ces changements. » Parfois, il s’agit de gérer un virage tel que rien ne prépare à la situation. En témoignent BlaBlaCar qui vient titiller le monopole de la SNCF, ou IBM qui arrive sur le marché de Veolia à Malte.  

Sentiment de peur

Le manager ne doit pas seulement être sur le qui-vive sur le plan concurrentiel. Il est aussi attendu au tournant sur le respect des valeurs RH. « Ce qui s’est passé à Orange est caricatural de ce que l’on retrouve partout, souligne Éric Albert. Le procès a eu un mérite : pousser les managers à faire attention. En effet, ce type de politique peut les conduire au pénal. Les dirigeants ont peur. C’est un sentiment nouveau. Jusque-là, l’impunité prévalait. Cette évolution est très saine. De même, le sujet de la diversité ne fait plus rire. Peut-être faut-il en passer par les quotas pour faire évoluer la composition des comités exécutifs, avec plus de jeunes, plus de femmes... Pendant des années, le discours tenu visait la compétence. » 

Il est tentant d'avoir le minimum d'audace pour ne s’exposer jamais à la moindre entorse… mais c’est contradictoire avec la culture du risque prônée par la nouvelle économie. « Respecter les contraintes à la lettre pousse à ne rien faire. Les entreprises ont besoin de collaborateurs qui osent », note Éric Albert. Face à des injonctions paradoxales, la vacance des postes managériaux risque de se développer. « Le manager se retrouve en première ligne pour absorber ces contradictions, par le jeu des relations quotidiennes, aussi l’appétence à s’occuper des autres est-elle beaucoup moins forte, actuellement, chacun se sent déjà submergé à s’occuper de soi-même. » Faut-il s’inspirer de la pratique en vigueur chez l’américain L. Gore & Associates, le groupe propriétaire du Gore-Tex, avec des leaders élus, et non plus désignés, ni promus ? Cinq conseils de psy avant d'en arriver là. 

 

1. Recruter différemment.

Le modèle des business schools à la française est remis en cause. Exit les schémas à apprendre et reproduire. Le business model de ces établissements va être compliqué à maintenir. Dans les années à venir, le diplôme aura moins d’importance. La question du savoir-faire sera centrale. On le voit déjà avec le digital. Aujourd’hui, le marché se moque bien de savoir quelle école a suivi un codeur ! Le management s’invente au fil de l’eau. Les entreprises vont « acheter une capacité à s’adapter ». C’est déjà un argument mis en avant par des mastodontes du marché, comme HEC par exemple. « La vraie question est l’a-t-on vérifié ? Que savent-ils vraiment faire ? » interroge Éric Albert.

 

2. Développer l’autonomie des collaborateurs.

« Lâcher la bride aux acteurs de terrain est essentiel, insiste le psychiatre, pour créer de la valeur. Elle ne naît plus d’une compétence seule, mais de croisements. On a besoin de salariés auxquels on accorde le droit de prendre des initiatives, de douter, de rater… quand les actionnaires demandent l’hyper-contrôle. » Globalement, la désaffection pour l’entreprise se vérifie aux plans national et international. Un Français sur cinq s’estime franchement désengagé, selon l’enquête State of the Global Workplace, relayée par Challenges. En cause ? Le management vertical ou « top-down ».

 

3. Créer un nouveau rapport au temps. 

Les entreprises raisonnent à court terme, avec des économies à la clé, le rejet de ce qui est luxueux, la création du profil du « moine-soldat ». On rogne sur tout. Les analystes applaudissent. « Les nouveaux arrivants s’autorisent à perdre de l’argent. C’est le cas d’Amazon. On achète alors le potentiel, pas les résultats en cours. Modifier le rapport au temps est important », relève le psy.

 

4. Resserrer les équipes.

Dans un monde VUCA (pour volatil, « uncertain », complexe, ambigu), qui réclame de l’agilité, qualité volontiers attribuée aux PME, les organigrammes vont devoir être revus et les staffs réagencés. Pour Jeff Bezos, créateur d’Amazon, toute équipe doit pouvoir être nourrie avec deux pizzas ; au-delà, elle est trop grande. Le modèle de management en vigueur chez Gore-Tex fixe, lui, la jauge à 200 collaborateurs. « La limite ? Savoir reconnaître tout le monde », précise Éric Albert.



5/ Tenir compte des émotions.

Les émotions conditionnent nos réactions. Mais comment stimuler les émotions positives ? Si on veut embarquer durablement les acteurs de l’entreprise, c’est l’un des leviers à utiliser, tout comme le sont la qualité relationnelle ou bien encore la dimension inspirationnelle. « Il s’agit de donner à chacun le sentiment qu’il fait quelque chose d’important et d’utile et qu’il participe à un projet dont il peut tirer de la fierté. Quelle est l’utilité pour le monde ? Avec ses eaux en bouteille, Danone est ainsi en pleine aberration par rapport à ses objectifs de RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise). », assène-t-il.

Le « codir » responsable de l’inconfort managérial ?

Julien Lever, directeur général adjoint du cabinet Julhiet Sterwen, cabinet conseil en innovation et transformation d’entreprise.

Quels sont les points de blocage rencontrés par les managers en 2019 ?

Si le discours officiel des entreprises prône l’horizontalité, la réalité est tout autre. Tiraillés entre le corps social en attente de changements et les dirigeants qui ne se remettent pas en cause, les managers ont un rôle compliqué. Ils tiennent la boîte. Les stigmates du passé sont bien présents. La transformation, ce n’est pas pour les dirigeants. Pas pour le codir (comité de direction). Le système des baronnies est encore bien ancré. Du jour au lendemain, on leur dit : « on s’est trompé ». Ces dirigeants ont mis vingt-cinq ans à grimper les échelons de la boîte, et on leur enlève l’apanage social de leur réussite pour leur demander d’être au service d’eux-mêmes. Au sein de notre cabinet, un vrai big bang a ainsi été lancé en 2017. On l’a vu, cela a été difficile pour les partners.



Concrètement, quel est le nouveau périmètre des managers ?

Le déploiement de l’horizontalité implique de définir la ligne jaune, des règles simples de fonctionnement. Trente règles ont été édictées en interne : à l’issue des rendez-vous clients, informer les parties concernées ; partager ses contacts… Le reporting a été supprimé. La confiance exclut le contrôle. La géométrie du groupe a évolué aussi. On a tué les business units et institué des animateurs. La transformation ne se résume pas à un séminaire de rentrée, et plus rien. Il faut un accompagnement sur la durée, avec plus de proximité, d’instantanéité, de remise en perspectives, assurées par le manager. Un an a été nécessaire pour nous mettre en marche. On passe notre vie à parler de ça, de l’agilité. Or notre baromètre annuel digital workplace atteste que 75 % des salariés –en général- ne savent pas ce que recouvre cette notion. Le risque ? Entretenir la distorsion.

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