Carrière
Adieu CDI, tickets-resto et voyages du CE… De plus en plus de salariés quittent les groupes en quête de nouvelles formes de travail.

«A tour de rôle, chacun d’entre nous disait qu’il allait quitter son job, et les autres l’applaudissaient, l’encourageaient à aller au bout de sa démarche, c’était comme une libération, comme si l’on arrêtait de se mentir», raconte Marc Chataigner, associé de Woma, fabrique de quartiers (atelier de fabrication numérique et espace de coworking) parisienne. Cette scène, un peu surréaliste dans un pays où le chômage des jeunes atteint 20%, s’est déroulée lors d’un sommet européen de la communauté collaborative Oui Share, à Barcelone, il y a un an et demi: il y avait près d’une centaine de membres de ce think-tank de l’économie collaborative.

«Nous avons réalisé que nous étions en train de faire notre job-out», continue Marc Chataigner. Faire son job out? Autrement dit renoncer au confort de la grande entreprise, avec son contrat à durée indéterminée, son salaire rassurant, pour une aventure professionnelle plus enrichissante, de nouvelles formes de travail... et souvent plus de précarité.

«J’observe deux flux importants: d’un côté, des salariés quittant leur groupe pour rejoindre une entreprise de plus petite taille, plus agile, plus sympa et de l’autre des personnes optant pour le statut d’autoentrepreneur, constate Pierre Cannet, fondateur du cabinet Bluesearch. Cela se produit plutôt à moins de 30 ans. Mais ce n’est souvent qu’une voie de passage vers autre chose, avant de créer son entreprise ou de repartir dans un groupe.»

Génération rhizome

Confrontés au big bang digital, les entreprises ont bien du mal à fidéliser ces salariés en quête du grand frisson: «Certains de ces candidats au départ sont prêts à baisser leur package de rémunération, c’est une génération qui cherche d’autres voies de réalisation», confirme Marie Canzano, dirigeante du cabinet Digital Jobs.

Marie Bertrand-Excousseau, coauteur de l’ouvrage La Mosaïque des générations (Eyrolles), dirigeante du cabinet Sémis, y voit aussi un phénomène générationnel: «Les 25-35 ans sont en apprentissage permanent, revendiquent beaucoup d’autonomie. On parle de génération rhizome: ils fonctionnent et prolifèrent en réseau. Ils se situent davantage dans une suite de coups, d’événements, de temps forts. Ils sont prêts à sortir de la sécurité du CDI pour vivre des choses plus impliquantes ou gratifiantes.»

Marc-Athur Gauthey, fondateur de Start-up Assembly, et membre de Oui share, qui a récemment rédigé une tribune sur le job out avance d’autres explications: «Comme ils font beaucoup de veille sur les réseaux sociaux, ces salariés constatent le décalage, entre ce que leurs amis postent et leurs propres conditions de travail, se retrouvent frustrés face à une structure hiérarchique et pyramidale. Et veulent bien souvent sortir de l’esprit de compétition qui règne dans les groupes. Ils cherchent un mode de travail en réseau où il n’y a plus de chefs mais des personnes référentes sur des thématiques.»

Dans les espaces de coworking, ces adeptes du job out sont, bien sûr, accueillis les bras ouverts: «Beaucoup de diplômés de grandes écoles ou universités nous rejoignent après avoir quitté volontairement des grandes entreprises, assure Antoine Van den broek, cofondateur de l'espace de coworking Mutinerie. Ils jugent en général que le contrat moral entreprise-salarié est rompu. Et aspirent à de nouvelles façons de travailler: chez nous il y a des journalistes, blogueurs, traducteurs, créatifs, graphistes, designer… Ils se constituent en communautés professionnelles, associent leurs compétences autour d’un projet puis finissent, parfois, par montrer une structure ensemble.»

Reprendre le contrôle de sa vie

A l’instar de Sophie Ozdzinski, 30 ans, qui était consultante senior chez Cap Gemini Consulting: elle a tout plaqué pour s’installer à Mutinerie et lancer sa propre société, Copass (réseau international d’espaces de coworking). «Je me suis rendu compte que c’était une façon de donner plus de valeur à mon travail, j’avais envie de faire quelque chose qui m’appartenait. Cela me permet aussi de travailler d’où je veux, de reprendre le contrôle sur mon activité… Cette organisation me correspond davantage.»

Mais comme le job out n’est pas une fin en soi, il faut inventer la vie d’après. Le paradoxe? Ces profils ont appris à travailler autrement, intéressent fortement les groupes en cours de digitalisation, qui sont prêts à les acheter à prix d’or. Faire son job out, bientôt mieux qu’un MBA pour relancer sa carrière ?  

Avis d’expert

«Désenchantement face au CDI»

 

STEPHANE HUGON, sociologue au Centre d'Etudes de l'Actuel et du Quotidien, fondateur d’Eranos

Qu’est-ce ce concept de « job-out » révèle de notre rapport au travail?

SH. il y a un faisceau d’indices d’un rapport au travail différent, avec à la fois le succès du statut d’autoentrepreneur, le désenchantement face au CDI et aux stratégies carriéristes, et le turn-over important dans les équipes... Nous sommes à la fin d’un cycle long: le mode de travail d’après-guerre et le management issu des grandes écoles napoléoniennes (dont l’école militaire Polytechnique) fondé sur un rapport d’obéissance et de devoir, sont remis en question. C’est aussi la fin du contrat classique salarié/entreprise: «Tu rentres dans l’entreprise, tu fais des efforts et tu seras récompensé».



Quelles sont les valeurs de ces salariés sur le départ?

SH. Il y a de nouvelles valeurs qui s’affirment autour de l’idée de travailler ensemble, de la création, tout comme la qualité de la relation et la qualité de l’expérience de travail. Dans les espaces de coworking, on peut constater que l’expérience relationnelle forte prime sur la relation contractuelle. Ce phénomène de job out s’explique par le fait que certains jeunes collaborateurs préfèrent la précarité, plutôt qu’une relation de soumission. Dans le cadre d’une enquête, j’avais interviewé des jeunes femmes en autoentreprise ou freelance sur leurs motivations: elles m’ont, en majorité, expliqué qu’elles ne supportaient plus le rapport de subordination à la française et que cette forme de travail leur donnait le sentiment de maitriser la relation avec les gens avec qui elles collaboraient.

 

Les profils «job-out» très prisés des groupes

Retenir des salariés décidés à faire leur job-out? Mission impossible. Les groupes ont beau créer des incubateurs de start-up, des labs, des missions transverses… plutôt que de s’escrimer à retenir ces profils sur le départ, il est possible de créer des associations d’alumnis afin de maintenir un lien fort avec eux. Car après son job out, l’ex-collaborateur pourrait être tenté par un retour vers l'entreprise. «Après 30 ans ou 40 ans et quand ils voient leurs enfants grandir, je vois de nombreux candidats intéressés de rejoindre une grande entreprise, afin d’avoir une rémunération plus stable et des avantages sociaux plus assurés, constate Pierre Cannet, du cabinet Bluesearch. Et en même temps, nous sommes mandatés par des groupes en quête d’entrepreneurs, d’intrapreneurs.» 

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