Métier
Avec la multiplication des points de contact, sur fond de digital, les agences recherchent des « mutants créatifs ». Première enquête d’une série sur les métiers de la création.

«Cela fait cinq ans que nous recrutons des mutants». Georges Mohammed-Chérif, fondateur et président de Buzzman, donne le ton. Son agence, qui vient de réaliser la campagne Burger King, revendique ce nouveau modèle. «Avant on recherchait des vrais spécialistes du digital, du print, du film, explique-t-il. Aujourd’hui nous voulons des non-spécialistes mais qui savent relier tous les médias pour bâtir des campagnes originales à chaque fois.» La tendance gagne toutes les agences françaises, quelques années après avoir touché la place londonienne (lire sous-papier). Et oblige les écoles à repenser leurs formations et méthodes d’enseignement (lire sous-papier). Quelles sont les qualités de ces «mutants»? Pourquoi les agences se les arrachent-elles?

«Le 20 mai, nous avons organisé avec l’AACC [Association des agences conseils en communication] une nouvelle édition de la Portfolio Night, sorte de speed-dating entre les directeurs de la création et de jeunes créatifs: comme à chaque fois, je suis frappé de constater le renouvellement dans la façon dont les idées prennent forme, en fonction des technologies, note Andrea Stillaci, président-directeur de la création d’Herezie, et président de la délégation publicité de l’AACC. Les créatifs gèrent de façon intuitive les nouvelles technologies, dans une sorte de ping-pong entre l’idée et les consommateurs.» Si ces mutants sont aussi très demandés à La Chose, c'est, note Pascal Grégoire, cofondateur et directeur de la création de l’agence, parce qu'«ils comprennent l’idée publicitaire et ont l’intelligence des tuyaux, ce qui signifie une connaissance digitale forte et des gens plus polyvalents sur les médias». «Le meilleur exemple pour nous, ajoute-t-il, c’est le team des “Dudu”, Clément Durou et Pierre Dupaquier [ex-La Chose] qui a formé le collectif We are from L.A. et a reçu un Grammy Award pour le clip de Pharrell Williams, Happy. Ils sont brillants sur l’idée créative.» 

Palette d'expertises

Comme le champ des possibles grandit presque chaque jour avec le digital, les directeurs de la création attendent une maîtrise de tous ces canaux. «Nous pouvons utiliser toute une palette d’expertises, en leur demandant aussi bien de réfléchir sur le web, le social avec des opérations Twitter ou Facebook, de la promotion, des relations presse», souligne Matthieu Elkaim, directeur de la création de BBDO Paris. Même vision chez DDB: «Nous demandons aux créatifs de faire beaucoup de choses par eux-mêmes, comme du motion design, utiliser de nouveaux logiciels, dit Alexander Kalchev, directeur de création. Ils doivent maîtriser le story-telling temps réel, permis par les réseaux sociaux. Du coup, leurs idées doivent intégrer le social, être amplifiées par ce canal.» Le succès de la saga Léon Vivien, ce poilu qui racontait sa guerre de 14/18 sur Facebook, au gré de ses posts, et assurait au passage la promotion du musée de la Grande guerre, tient avant tout à une bonne compréhension de Facebook et de son fonctionnement, selon Alexandre Kalchev. 

Fondamentaux inchangés

Ce créatif mutant et couteau suisse est aussi attendu chez Brand Station, l’agence fondée par Loïc Chauveau, il y a deux ans (17 personnes dont 12 créatifs): «Je recherche des gens qui touchent à tout, qui ne sont pas enfermés dans un secteur (affichage, social media…). Quelqu’un capable d’avoir une belle idée et de la décliner sur plein d’autres supports, de répondre aussi bien à un brief social media que RP. D’ailleurs le bon créatif doit comprendre tous les mécanismes de l’ensemble des canaux, sans avoir d’expertise, nous ferons appel à un développeur quand il s’agira de la mettre en œuvre par exemple sur Facebook.»

Les fondamentaux sont toujours les mêmes. «Les agences ne veulent pas des geeks, souligne Andrea Stillacci. Elles prisent avant tout des créatifs qui vont toucher les gens au cœur grâce à leur idée, et en même temps des profils qui correspondent à la nouvelle donne, c’est-à-dire l’augmentation exponentielle des points de contacts.» Ce qui requiert une certaine forme d’ingéniosité. Et correspond aussi bien à un autre phénomène actuel: la diminution constante des budgets. Embaucher de simples geeks serait aussi une sérieuse prise de risque pour les agences. «Les jeunes créatifs que je recherche doivent avoir du bon sens et être en phase avec les usages, s’ils me proposent un dispositif sur des Google glass, alors que personne n’en porte, pour moi c’est rédhibitoire», pointe Matthieu Elkaim. «On recherche toujours avant tout des personnalités capables de nous surprendre, de proposer des choses que l’on n’attend pas, poursuit-il. Il s’agit donc plus à mes yeux de recruter des créatifs du temps présent, d’aujourd’hui, que de nouveaux créatifs. En même temps, ils doivent avoir une bonne compréhension du métier: il s’agit de création sous contrainte, il y a une stratégie à respecter, un client derrière.»

Nouvelle grammaire

Ces mutants de la création sont-ils forcément des «digital natives»? Non, selon Matthieu Elkaim: «Il y a des seniors bien plus frais que certains juniors, et qui savent être originaux, étonnants, surprenants, et à l’inverse je vois aussi des jeunes profils super matures, qui savent mettre le social au cœur de leurs créations.» Et puis, à côté de la recherche de mutants créatifs, plutôt généralistes capables de tordre leur expertise et leur idée en fonction des canaux, certaines agences se dotent de créatifs experts: «UX design, community management, social TV...», égrène Matthieu Elkaim. A l’inverse Alexander Kalchev, chez DDB, n'y croit pas: «La data, le social, sont simplement de nouveaux médias, une nouvelle façon de se connecter avec l’audience, et de faire de la publicité en temps réel, note-t-il. Autant de compétences que les créatifs intègrent au fur et à mesure.»  

«Le digital a amené une nouvelle grammaire, une nouvelle façon de parler, d'entrer en contact avec les consommateurs via le social media, conclut Georges Mohammed-Chérif, dont l’agence compte 85 salariés à Paris et une quinzaine à Dubai. Et cela se retrouve d’ailleurs dans les récompenses que l’on remporte: nous avons gagné un Lion en 2014 pour Milka (“Le dernier carré”) et un autre pour un post sur Facebook Burger King (“The last comment”).»

Comment les directeurs de la création recrutent ces mutants? Réponse la semaine prochaine, avec le deuxième volet de cette enquête. 

Avis d'expert

«Les profils “big-idea” sont les coqueluches à Londres»

Julie Jeantet, directrice chez Hanson Search

 

Quel est le profil type du créatif recherché par les agences londoniennes aujourd’hui?

Julie Jeantet. Dans les métiers de la création les profils «big idea» ont la cote et cela n’a fait que se renforcer avec la montée en puissance du digital. Ces profils ont la capacité à imaginer l’idée et après, à la décliner sur tous les supports. Autrement dit, ils sont plus polyvalents. Avant nous recrutions principalement deux types de créatifs: des profils «above the line», c’est-à-dire spécialisés télévision, presse, radio, en résumé sur les grands médias «classiques»... Et puis des profils «below the line», orientés plus promotion, digital, événementiel.

 

Qu’est-ce qui a changé?

J.J. Les nouveaux créatifs que nous recherchons ont des profils cross médias, et sont capables de travailler sur tous les canaux. Ils peuvent imaginer la déclinaison de leur idée aussi bien dans une campagne TV, qu’en print, sur des applications mobiles, des sites web, en guérilla marketing… Bref, ils ont une vision plus globale, sont capables de bâtir des plateformes de communication et de les décliner sur tous les médias. En parallèle de la recherche de profils «big idea», il y a aussi un besoin fort de créatifs spécialisés sur le digital comme par exemple UX designer, ou motion designer.

 

Et comment se situent les agences parisiennes?

J.J. Comme notre cabinet est présent à Paris et Londres, je peux comparer et je constate que les agences françaises sont en train de rattraper leur retard, mais il y a toujours un décalage par rapport aux Anglo-Saxons, qui restent très précurseurs dans cette adaptation des métiers au digital. Il faut dire que le marché londonien est aussi beaucoup plus important.

 

Formation

A l’école des créatifs

«Aujourd’hui, les créatifs se sont professionnalisés, et les stagiaires qui débarquent dans nos agences ont déjà des niveaux de juniors», constate Matthieu Elkaim, directeur de la création du groupe BBDO Paris. Les créatifs sont en général issus de trois types de cursus: soit des écoles de publicité (Sup de pub, Sup de créa) soit des formations de graphisme (Estienne, Esag Penninghen, les Gobelins, E Artsup…) ou des écoles d’art et design (Ensad, Strate college…). «Quand j’ai démarré dans la publicité, il y a quinze ans il y avait davantage de diversité chez les créatifs: on croisait aussi bien des HEC, que des autodidactes», poursuit Matthieu Elkaim. La montée en puissance de la technologie dans les métiers créatifs n’est pas étrangère à cette professionnalisation. Cela aboutit à la multiplication de nouveaux cursus. Les Gobelins ont ainsi lancé une formation Graphiste Motion designer. L’école Estienne ouvre à la rentrée prochaine un nouveau cursus en design et création numérique. «Le digital qui n’était qu’un marché périphérique, devient central», remarque Yves-Marie Pinel, responsable du diplôme supérieur d’art appliqué (DSAA), design et stratégies de communication, à l’école Estienne. Pour accompagner la mutation des métiers, les établissements modifient aussi leurs programmes. «Certes nous veillons toujours à ce que nos étudiants aient une très bonne culture visuelle, mais nous ajoutons des compétences techniques à cette couche de base», précise Sabine Garrigues, manager pédagogique de la filière design graphique des Gobelins. Même constat à l’école Estienne: «Nous avons renforcé les partenariats avec des agences et cela nous permet de nous inspirer de leurs besoins réels, et du coup nous avons fait évoluer les cours, afin de former nos étudiants au déploiement de l’idée créative sur une multiplicité de supports et aux interactions entre les différents médias», explique Yves-Marie Pinel. Du côté de l’Esag Penninghen, aussi, la mue est en cours: «Nous avons reconfiguré nos enseignements par rapport aux outils numériques, plutôt que rajouter des nouvelles briques ou spécialisations», dit Gilles Poplin, directeur artistique de l’école. Les étudiants apprennent aussi à travailler en mode transverse. «On mélange dans un programme baptisé “Puissance 3”, des anthropologues, des designers et  des ingénieurs, qui travaillent ensemble sur les sujets des objets connectés et des énergies vertes, détaille Alain Roulot, directeur de l’Esag Penninghen. Une façon d’apprendre à croiser les points de vue, de l’idée à sa réalisation.» Aux Gobelins, l’accent est aussi mis sur le travail en mode projet: «Les étudiants Graphiste Motion designer ont réalisé l’animation visuelle (vidéo-mapping) de la façade du musée Picasso, lors de la Nuit européenne des musées, note Sabine Garrigues. Et deux d’entre eux ont déjà été pré-recrutés par des agences.»

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