Dossier Innovation
Directeur des opérations monde du groupe de marketing digital Valtech, Olivier Padiou livre sa définition de l’innovation dans la nouvelle «économie de l’expérience». Et insiste sur la nécessaire adaptation permanente de l’organisation des entreprises, personnel compris.

Vous parlez souvent du concept d’économie de l’expérience, qu’entendez-vous par là?
Olivier Padiou. Nous vivons une période où une nouvelle économie se met en place. Après l’économie industrielle et celle des services, nous assistons à la création de l’économie de l’expérience. C’est le stade ultime d’une collaboration entre les entreprises et les consommateurs. Une révolution qui a notamment un impact sur le domaine de l’innovation, sur sa définition. Cette nouvelle économie voit surgir de nouvelles sociétés beaucoup plus rapidement – comme Uber en moins de quatre ans – et qui peuvent disparaître tout aussi rapidement. Mais le plus marquant, c’est l’émergence d’un consommateur beaucoup plus exigeant. Plus impliqué, il veut être cocréateur, donne son opinion et devient même média. C’est un coacteur à bien des niveaux. Cela amène les entreprises à réfléchir plus largement sur leur identité, notamment en termes d’innovation. Cette dernière est de plus en plus décorrélée du produit.

 

Du coup, comment se manifeste désormais cette innovation?
O.P. Le produit n’est qu’une des facettes que l’entreprise va exposer au consommateur final. Elle doit innover de manière beaucoup plus large, notamment sur son propre fonctionnement. Un produit n’est finalement pas grand-chose, de ce point de vue, s’il n’est pas associé à des services, à un univers plus large. Le consommateur voit de manière globale: au travers d’un réseau de distribution, de boutiques, mais aussi sur internet via un site web, une appli mobile, il peut capter une multitude d’informations partout. À ce titre, cette nouvelle vision de l’économie transforme totalement l’identité de l’entreprise en interne et la notion même d’innovation. Elle devient un concept beaucoup plus fort et large que par le passé. Avant, on créait des «cellules d’innovation» – le mot cellule dit d’ailleurs beaucoup quant à leur taille – dont le rôle était de réfléchir à un nouveau produit, une nouvelle fonction, une nouvelle technologie... Mais l’innovation à laquelle les entreprises doivent travailler désormais, est celle qui les transforme dans leur totalité. Au risque de disparaître, comme celles qui ne s’étaient pas adaptées lors des derniers changements de modèle économique.

 

Il faut donc innover dans les organisations?
O.P. Exactement. Le lien entre innovation et environnement organisationnel est évident. Prenez les entreprises pharmaceutiques. La littérature abonde pour affirmer que depuis vingt ans, les laboratoires n’ont pas découvert grand-chose... Ils ont une armée de chercheurs, parfois plusieurs milliers, tous sûrement très bons. Mais aujourd’hui, l’innovation pharmaceutique se fait ailleurs, par rachat de start-up qui, elles, développent de nouvelles molécules. Cela prouve bien qu’il y a un sujet d’environnement et de contexte global pour faire que des gens qui cherchent deviennent des personnes qui trouvent. De nombreux facteurs font que l’innovation n’est pas quelque chose qui peut sortir d’une entreprise en silos, ces derniers ayant chacun son budget de fin d’année proposé pour l’année suivante.

 

À ce niveau, ce n’est plus une organisation, mais une culture qu’il faut changer...
O.P. Tout à fait! En entreprise, on ampute souvent l’innovation de ses ambitions. Dans beaucoup de structures, avant de lancer le projet, on regarde l’étendue du travail, la validation financière, avant même d’essayer. On ne lui donne ni l’environnement ni la place dont elle a besoin pour grandir. Et même, plus globalement, beaucoup de choses au sein de l’entreprise tuent l’innovation. Car l’innovation, c’est le changement: d’organisation, de P&L, de budgets et de fonctionnement. Évidemment, cela irrite bien du monde. Pour certaines personnes, c’est une partie de leur périmètre de travail qui va disparaître, il va falloir fonctionner différemment. Tout cela rend l’innovation peu intéressante à l’échelle individuelle. Chacun s’accommode de la routine et d’une organisation bien huilée... Du coup, c’est tout le rapport à l’entreprise et à son métier qui doit évoluer. Les bureaux, l’espace, la formation, etc. Dans cette définition plus large de l’innovation, on peut être affecté à un poste au sein d’une entreprise pour une période déterminée, puis passer à autre chose. Ce qui est encore culturellement très compliqué, parce que votre rôle, votre titre au sein de l’entreprise n’est plus fixé dans le temps. C’est plus angoissant d’avoir un titre et un métier mouvants. Ce changement de culture est complexe à gérer.

 

Les entreprises en ont-elles conscience?
O.P. Oui, les choses bougent. Par exemple, on voit de plus en plus les directions RH impliquées dans ces réflexions. Ces changements impliquent de recruter des profils capables de trouver leur place dans ce nouveau modèle. Des profils beaucoup plus entrepreneuriaux, avec une formation leur ayant donné une vision assez large des métiers et de l’entreprise afin de proposer quelque chose de plus performant, quel que soit le domaine. L’économie de l’expérience touche l’ensemble des rapports d’une entreprise à ses contacts extérieurs. Or, jusqu’ici, cette vision n’était pas spécialement portée dans l’entreprise, en dehors de la direction générale. Désormais, c’est à tous les niveaux qu’on doit avoir cette intelligence. Exit la vision descendante de la direction vers tous les recoins de l’entreprise. La nouvelle forme d’innovation pousse les sociétés à être beaucoup plus intelligentes partout.

 

Mais, avec cette vision plus large, l’entreprise ne risque-t-elle pas de perdre en expertise?
O.P. Non, l’expertise sera toujours nécessaire. On aura toujours besoin d’une extrême aptitude dans un domaine particulier. Mais cette compétence réalisée dans un processus unique, sans regarder ce qu’il se passe ailleurs, n’est pas possible. C’est là qu’il y a quelque chose à changer: créer des liens, des ponts entre les expertises. Une personne spécialisée dans les composants électroniques peut travailler avec la personne chargée du merchandising pour créer quelque chose de nouveau en boutique, pour réfléchir autour des objets connectés ou de nouvelles choses à vendre sur la plateforme.
 

 

Cette économie de l’expérience suppose donc une adaptation permanente des organisations et des profils...
O.P. En effet, dans ce contexte économique, il peut se passer beaucoup de choses, et personne n’est capable de prévoir ce qui sera prioritaire dans quelques mois ou quelques années. Difficile également d’anticiper d’où viendront ses nouveaux compétiteurs. C’est pourquoi il faut de plus en plus penser une organisation vivante, capable de s’adapter. Le but est de créer des entreprises en ordre de marche, capables de mettre en œuvre un processus régulier de réflexion, d’innovation et de changement perpétuel. Sans changer de voie, toute entreprise doit être prête à prendre une autre forme. L’objectif est de pouvoir faire face au changement de manière continue, plutôt qu’être un «one shot» qui restera sur un même modèle pendant quinze ans. Il va falloir activer ces réflexions sur le changement de manière régulière. Et prendre en compte que le besoin du moment est différent du besoin de l’après.
 

 

Vous avez des exemples d’entreprises qui ont réussi cette ouverture?

O.P. Prenez la saga Nespresso de Nestlé, on parle souvent d’une belle histoire d’innovation, de la création d’un mode de distribution, de la mise en situation d’un produit comme cela n’avait jamais été fait auparavant, avec un impact très significatif sur les résultats globaux. Mais cette innovation a été réussie dans la douleur et l’organisation en elle-même à plusieurs fois essayé de tuer le bébé! Cependant, elle n’a été rendue possible qu’avec une totale collaboration de tous les acteurs, qui ne s’étaient probablement jamais parlé avant... On pourrait aussi citer Apple, dont l’ancien patron, malgré son côté despotique, avait réussi à briser l’organisation. Ou encore Tesla, plus récemment.

 

Mais cela n’est-il pas coûteux?

O.P. Tout dépend des modèles des entreprises. On parle d’une démarche globale qui doit être embrassée par tout le monde. Ce n’est pas nécessairement plus de moyens, mais, en tout cas, cela demande au minimum une nouvelle allocation des budgets. C’est d’ailleurs ici que le bât blesse souvent, le niveau financier. Mais de plus en plus de grands groupes, aux Etats-Unis par exemple, comprennent l’enjeu. Dans le contexte actuel, même s’il y a un coût, lorsque le marché est en train d’être «disrupté», c’est qu’il faut sortir du cadre. Après c’est trop tard...

Olivier Padiou en bref

En poste à New York, Olivier Padiou est depuis 2010 le directeur monde des opérations de Valtech, groupe de conseil spécialisé dans les technologie de l’e-business (1 500 collaborateurs dans dix pays). Diplômé de l’université de Lorraine en mathématiques et en informatique, il a débuté chez Apple avant de fonder l’une des premières agences digitales françaises, MDEO, en 1993, qui sera rachetée en 1998 par le réseau McCann Erickson. Il a ensuite passé deux ans chez Valtech, puis a rejoint la société de conseils ACDSI durant quatre ans. En 2008, il revient chez Valtech en tant que manager général France, avant de partir deux ans plus tard à New York pour occuper le poste de chief operating officer du groupe.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.