L'arrivée du programmatique redistribue totalement les cartes des métiers de la publicité et de l'achat média. Un chantier de recrutement, de formation et de management colossal pour les agences et régies.

«Pas de branleurs en agence de pub, mais des traders». Le slogan, collé sur une affiche au centre de l'open space regroupant les équipes de Fullsix Media/Havas donne le ton. «L'outil préféré de nos collaborateurs est le tableau Excel», souligne décomplexé Adrien Vincent, le directeur général du pôle media de l'agence. Bien loin de l'image festive de l'univers publicitaire... Car chez Fullsix, on s'affiche volontiers comme des banquiers de la pub. «Cela ne nous empêche pas d'évoluer dans la bonne humeur, rassure Adrien Vincent. Et surtout, le programmatique permet de travailler sur ce qu'il y a de plus stimulant dans le milieu publicitaire actuel, à savoir la tech au sens large, avec comme défi quotidien de construire les meilleurs scénarios créatifs, combinés à de la data, pour toucher de l'audience
Quoi qu'il en soit, rarement une nouvelle discipline aura été autant susceptible de changer le visage de la publicité et de l'achat médias. «C'est une révolution technologique sans retour possible, qui transforme de fond en comble les usages, méthodes et métiers», affirme Jean-Luc Chetrit, président de l'Union des entreprises de conseil et d'achat média (Udecam). De fait, les agences médias transformées en agences d'audience repensent les fonctions, missions et profils de tous leurs métiers. Ainsi, les commerciaux doivent avoir un rôle plus stratégique et orienté vers le conseil, tant dans l'analyse des besoins et du business client, que des réponses à y apporter. L'exploitation des datas change aussi radicalement les façons de travailler des départements études et des planneurs stratégiques. Ceux-ci bénéficient désormais sur les audiences d'informations beaucoup plus fines et granulaires, sinon individualisées et personnelles. Sans parler des créatifs qui doivent faire émerger des idées individualisées, personnalisées et contextualisées en fonction des données recueillies. Enfin, du côté des acheteurs, fini les bateleurs, place aux traders. «Comme si les agences passaient du modèle du souk à celui de la bourse», commente Adrien Vincent chez Fullsix Media.

Des «maths men» courtisés

Autant dire que ces bouleversements ont un énorme impact sur les stratégies d'embauche et les politiques de formation des agences médias. À la recherche de nouveaux profils, toutes ont dû revoir leur logiciel de recrutement. «L'endogamie entre agences, c'est fini, résume Adrien Vincent. Les profils recrutés aujourd'hui sont totalement différents.» Qu'importe, dorénavant, qu'ils aient ou non un cursus ou une expérience publicitaire. Ils sont d'ailleurs beaucoup moins recrutés au sortir de formations dédiées et d'écoles de commerce qu'après des écoles d'ingénieurs.
«Ce sont toujours des digital natives mais beaucoup moins "Mad men" que "maths men"», sourit Jean-Baptiste Rouet, responsable des activités programmatiques chez Publicis Media France. Agilité, curiosité, capacité d'analyse, goût du risque et amour des chiffres, telles sont les qualités recherchées. Où déniche-t-on ces perles rares ? «Principalement hors secteur publicitaire: dans l'e-commerce, les technologies de l'information, la téléphonie, la banque», indique Emmanuel Stanislas, fondateur du cabinet de conseil en recrutement Clémentine. Pour exemple, le dernier data planneur embauché chez Fullsix Media/Havas a été chassé chez le financier Oddo & Cie.
Ces profils de matheux et autres pros de la statistique représentent le gros du millier de recrutements effectués cette année par les agences membres de l'Udecam.

Pas toujours simple pour eux de s'adapter à l'univers publicitaire, et inversement. Certains collaborateurs peuvent en effet voir d'un mauvais œil leur arrivée. Notamment les créatifs qui, pour certains d'entre eux, se sentent dépossédés d'une partie de leur pouvoir et de leur créativité, voire redoutent de se faire remplacer, à terme, par des robots. «Parfois, il y a certaines frictions, notamment sur les formats des créas, reconnaît Martial Gentil, media trading director chez Fullsix New York/Havas. C'est une question de langage, ils nous disent parler 'émotion' et entendre 'maths' pour toute réponse. Heureusement, ces deux visions finissent généralement par se rejoindre, et les créatifs par considérer que la data peut aussi nourrir leur créativité.» «De toute façon, ils n'ont pas le choix», coupe Damon Crepin-Burr, directeur de la stratégie du Groupe Fullsix, anciennement directeur de la création de l'agence. «La data étant le nerf de la guerre des 15 prochaines années, elle est source d'opportunités pour tous. S'y opposer n'a aucun sens.» Perdue d'avance aussi, la bataille menée par les anciens profils des autres départements. Ils sont condamnés à s'adapter à cette lame de fond programmatique qui s'impose peu à peu comme la méthode dominante d'achat médias.
«La vraie difficulté, c'est d'avoir encore un pied dans l'ancien monde et l’autre dans le nouveau, estime Jean-Luc Chetrit. C'est pourquoi, il faut garder les savoir-faire et process classiques de l'achat média tout en acquérant les nouveaux.» Compliqué. D'autant que la montée en puissance du programmatique pourrait, dans un mouvement de bascule, s'accompagner à terme de la destruction d'emplois dans le offline.

Des formations nécessaires

Par conséquent, tous les métiers en agences médias ont évolué ou se doivent de le faire. «Finalement, le grand sujet du programmatique c'est la curiosité intellectuelle avec, pour chacun, dans son métier, la nécessité de sortir de sa zone de confort», résume Jean-Baptiste Rouet. Les anciens profils saisissent-ils les enjeux et ont-ils cette «curiosité intellectuelle» permettant de changer de culture? «Oui, assure le patron des activités programmatiques de Publicis Media France. Pour preuve, dès que l'on ouvre un poste en programmatique, nos collaborateurs sont les premiers à s'y ruer pour postuler et on les aide pour cela ». Comment? Par des centaines heures de formation (voir encadré).
«Sans formation continue permanente pour l'ensemble des corps de métiers, point de salut, estime Jean-Baptiste Rouet. D'autant que la matière programmatique, évoluant sans cesse, peut être obsolète en quelques mois.» Publicis a ainsi multiplié les modes de formation de ses collaborateurs. Au delà des présentations, séminaires et autres boot-camp, le groupe a créé en janvier 2016, une plate-forme d'e-learning programmatique certifiante -qui sera objectivée en 2017- pour près de 800 salariés de l'ensemble des agences médias et digitales du groupe. «L'effort de formation des agences médias a rarement été aussi soutenue que cette année et se situe largement au delà des obligations légales, assure le président de l'Udecam, Jean-Luc Chetrit. Chez Carat, son agence, tous les collaborateurs ont bénéficié d'un minimum de deux formations (de 24 à 48 heures) durant l'année. Sans compter la mise en place de sessions certifiantes d'e-learning en programmatique pour l'ensemble des salariés. Autre stratégie pour mettre les collaborateurs à la page programmatique: les renvoyer sur les bancs de l'école. Group M, Dentsu Aegis Network, Publicis ou Omnicom envoient ainsi leurs salariés sur les bancs de l'Essec (voir encadré).
Mais, selon certains, cette stratégie de montée en compétences des collaborateurs est vaine. «Tout le monde peut faire du vélo, mais pour gagner le tour de France, il faut un don», souligne Damon Crepin-Burr de Fullsix. Une métaphore sportive pour exprimer la difficulté à faire évoluer les mentalités et les façons de travailler en interne, et privilégier les recrutements externes. Le département médias et programmatique de l'agence a ainsi gonflé de 50% sur les six derniers mois. Vingt nouveaux profils ont été recrutés, alors que l'agence prévoit d'en recruter une quinzaine d'autres cette année. Car, que l'on privilégie l'interne ou l'externe, le programmatique est un vecteur de business évident pour toutes les agences médias.

Du côté des annonceurs, on n’est pas toujours convaincu. Certes, les e-commerçants et certains grands comptes tels L'Oréal, Air France, Axa ou encore Pernod Ricard ont constitué en interne de solides équipes, mais beaucoup hésitent encore à mettre en place des départements dédiés.
Si les freins ne sont plus d'ordre financiers- les implémentations de solutions sont aujourd'hui abordables- les obstacles sont parfois culturels. «Intégrer le programmatique dans sa structure signifie admettre une perte de contrôle et laisser une partie du process de décision à la data», souligne Damon Crepin-Burr. Pas toujours évident à accepter pour une direction. Surtout, selon Jean-Baptiste Rouet, «la défiance des annonceurs est liée à une absence de transparence du marché». Il est vrai que, avec la présence de beaucoup d'intermédiaires peu scrupuleux, les annonceurs n'achètent pas toujours ce qu'ils pensent... Ainsi, selon une étude de la World Federation of Advertisers (WFA), parue en juin dernier, les faux clics, fausses impressions, fausses datas et autres arnaques représenteront, sans changement notable des comportements, jusqu'à 150 milliards de dollars en 2025, soit 30% des investissements.

Confiance et pouvoir

Quid du côté des régies ? Quand certains hésitent à se convertir au programmatique, par crainte d'une baisse de valeur ou d'une perte de contrôle de la relation avec les acheteurs et annonceurs, d'autres foncent avec enthousiasme. C'est le cas, par exemple, de Media.Figaro, qui touche 40 millions de Français par mois (soit autant que Facebook sur les 25-49 ans et les CSP+ via ordinateur fixe). Ce nouveau géant regroupe, depuis l'acquisition de CCM Benchmark fin 2015, quelque 200 collaborateurs dont la moitié ont des fonctions digitales. La régie est convaincue par la valeur ajoutée business du programmatique: 60 collaborateurs travaillent dans un département dédié, une vingtaine dans la data programmatique et autant en trading desk et data marketing. «Ce sont des profils beaucoup plus techniques et analytiques, explique Aurore Domont, la présidente de Media Figaro. Les nouveaux commerciaux, par exemple, doivent être capables d'analyser la structure de revenus par client et agir sur la campagne en temps réel.» Pour elle, la réussite de l'implémentation du programmatique dans les structures est «avant tout une question de management». Sa recette: conférer à ces nouveaux profils, non seulement de l'autonomie et de la liberté, mais aussi de la confiance et du pouvoir. «Ces jeunes ont presque autant de choses à nous apprendre que l'inverse. D'ailleurs, ils forment parfois les seniors», affirme Aurore Domont. Et pour affermir leur poids, leur rôle et leur agilité dans l'entreprise, la régie est passée d'une structure verticale à une organisation horizontale. Désormais, un seul niveau sépare le data scientist de la patronne de la Media.Figaro. «Certes, il faut donner le pouvoir à ces jeunes talents, mais, de fait, ils l'ont, observe Damon Crepin-Burr. Imaginez qu'un trader media, pour se venger de son entreprise, mise sur une enchère à un tarif 1000 fois supérieur à son vrai prix. Cela ferait couler sa boite.» Pareille mésaventure se serait déjà produite aux États-Unis. On comprend mieux pourquoi mieux vaut chouchouter les maths men.

Le recrutement se met au programmatique

Décidément, le programmatique s'installe partout. Après la publicité et la télé, voici le recrutement programmatique. Il s'agit d'utiliser des modèles prédictifs, basés sur des algorithmes, pour envoyer la bonne offre d'emploi au bon candidat. Concrètement, il s'agit de créer une bannière avec l'offre d'emploi, puis d'acheter la page sur laquelle est connectée un utilisateur ciblé à un instant T. Une stratégie d'hyper-personnalisation qui impose de maîtriser des outils de tracking sophistiqués et d'avoir des connaissances très pointues en data science, publicité on line et achat d'espace. Tradelab et Golden Bees sont aujourd'hui les deux seules entreprises de l’Hexagone à proposer ces solutions «e-RH». L'intérêt pour les entreprises? Réduire les coûts de recrutement. Et pour les demandeurs d'emplois? Émerger de la masse des candidaturess classiques.

Essec et maths

«Pour répondre aux mutations de nos métiers qu'implique le programmatique, il nous fallait un cursus structurant de haut niveau», explique Jean-Luc Chetrit. Le président de l'Udecam a convaincu de cette nécessité l'Afdas et le Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP) de débloquer 2,5 millions d'euros. Résultat: depuis 2015, 250 collaborateurs de Group M, Dentsu Aegis Network, Publicis et Omnicom ont suivi la formation de 208 heures sur 18 mois, délivrée par l'Essec, et débouchant sur un diplôme d'équivalence Master 1. «Une centaine de salariés vont s'inscrire cette année. Au total, cela représente déjà près de 10% des effectifs totaux d'agences de l'Udecam», se félicite Jean-Luc Chetrit.

Formation programmatique pour tous chez Starcom

De juin à octobre 2016, les 160 collaborateurs de Starcom (groupe Publicis Media France) se sont convertis au programmatique. Cinq mois de formation pour tous, sous l'appellation Starcom Programmatic Training. Au menu: six modules de formation via e-learning ou des ateliers pour travailler sur le marché et les enjeux du programmatique, la construction de la stratégie Starcom et de ses clients, et la maîtrise des nouveaux outils et modes de travail du programmatique. Avec à la clé, pour chaque collaborateur, une certification en fin de formation. Pour Anne-Sophie Madoire-Rouzaud, responsable du pôle talent engagement & acquisition de l'agence, «insuffler une culture programmatique, auprès de l'ensemble des équipes, en leur donnant les bonnes clés de lecture, peut s'avérer un véritable avantage compétitif grâce à l'innovation et à la performance qu'elle peut engendrer». Le programme devant également se décliner auprès des clients de l'agence, une sensibilisation a lieu aussi en externe.

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