Dossier Ressources humaines
Pas évident de prendre la direction d’une équipe en Amérique latine. Voici quelques règles à connaître pour éviter les faux pas.

Débarquer à Mexico ou Santiago pour manager une entreprise, créer une agence ou une start-up, c’est une opération à risque pour un Français. Entre ce côté-ci de l’Atlantique et les pays d’Amérique latine, le management n’a pas grand-chose à voir. Quelles sont les règles de bases à connaître? Comment éviter les faux pas? Guide de survie au management latino. «Il y a une constante valable pour la région Latam: tout repose sur les relations interpersonnelles, indique Philippe Seignol, président d’Iprospect et Amnet Latam (Dentsu Aegis Network), arrivé il y a deux ans et demi. Un Français qui déboulerait ici sans en tenir compte n’aurait aucune chance de réussir.» Et cela se retrouve à tous les niveaux de l’activité: «gestion du business, des partenaires, pitchs… S’il n’y a pas de confiance, il ne se passe rien. Il faut apprendre à se connaître avant toute chose.»

Exemple concret avec les compétitions d’agence. «Avant tout pitch, il y a systématiquement un “chemistry meeting”, une rencontre dont le but est de faire connaissance avec les équipes de l’agence, précise Philippe Seignol. Comme une sorte de dating avec votre futur partenaire, où la séduction et la communication ont un rôle crucial. Si et seulement si quelque chose se déclenche, l’alchimie opère, on ira au second tour.» Annabelle Morand, qui va bientôt ouvrir Webedia Latam à Mexico (lire son portrait page 48) s’est préparée au choc culturel: «Par exemple, pour nouer des accords avec des partenaires comme des groupes médias, je sais qu’il faudra que je prenne le temps de rencontrer les Mexicains, de faire de longs déjeuners d’affaires. C’est seulement en bâtissant de bonnes relations interpersonnelles que l’on créera des relations à long terme et que les accords commerciaux seront appliqués.»

Ne nous fâchons pas

La bonne surprise, c’est que ce mode de relation avec les clients est plus pérenne, selon Philippe Seignol: «Même quand les entreprises ont des difficultés, cela n’aboutit pas au niveau de pression et de dégradation des relations annonceurs/agences que l’on retrouve en Europe. Il y a une forme de bienveillance réciproque. Et puis quoi qu’il se passe, on va éviter de se fâcher. Même quand un client vous quitte, il va faire en sorte que cela se passe le mieux possible, sans humilier personne.» Dans les pays latino, rencontrer des interlocuteurs pour le business est beaucoup plus simple: «Ce premier rendez-vous est beaucoup plus facile qu’en Europe, témoigne Philippe des Cars, directeur commercial de la société Arara, spécialisée dans la collecte de datas et le retargeting basée à Santiago (Chili). Je contacte quelqu’un, il m’arrive souvent de décrocher un entretien une heure après.» Une souplesse qu’il retrouve aussi dans le recrutement, en tous cas au Chili, souvent appelé la Suisse de l’Amérique latine: «C’est un système très libéral, où l’on peut embaucher très rapidement quasiment du jour au lendemain si le courant passe, et débaucher avec autant de célérité quand ça ne va pas bien.»

Autorité patriarcale

Autre particularité latino: «Le mode de management reste très patriarcal, explique Frédéric Ripart, associé au sein du cabinet de management de transition Valtus. L’autonomie sur les N-1 est réduite à zéro. Il y a encore une empreinte très forte du patron tout puissant.» Cela complique le management. «Quand vous dirigez une entreprise au Mexique vous êtes seul, ici les collaborateurs n’ont pas pour habitude de débattre, de porter la contradiction», poursuit Philippe Seignol de Dentsu Aegis Network. Un constat partagé par Philippe des Cars, également responsable de la French Tech au Chili qui regroupe une trentaine de start-up dans le pays: «La prise d’initiative est jugulée, les salariés se “bordent” en permanence auprès de leurs chefs pour ne pas se mettre en danger.»

Le management latino doit tenir compte d’une autre dimension importante: l’empreinte très forte de la vie personnelle au travail (lire avis d'expert ci-contre). «Vies personnelle et professionnelle ne sont pas du séparées comme en Europe, prévient Guilherme Azevedo, professeur associé à Audencia Business School, spécialisé en management interculturel. En tant que manager, il faut prendre en compte cela, par exemple en prévoyant un espace pour laisser ses collaborateurs parler de leur vie privée, en début de réunion. C’est ce qui va permettre de bâtir des relations durables.»

Avis d’expert

«Des tendances paternalistes» Guilherme Azevedo, professeur associé à Audencia Business School, spécialiste du management interculturel

Est-ce que le management latino existe?

Guilherme Azevedo. J’ai vécu une vingtaine d’années au Brésil et pour moi le terme «latino» reste une construction typique de l’Amérique du Nord destinée à qualifier certains migrants. Latino correspond pour les Nord-Américains aux Américains d’origine plutôt hispaniques, qui viennent du Mexique et d’Amérique centrale. Néanmoins, il y a des caractéristiques typiques qui peuvent être associées à un «management latino»: des tendances paternalistes en termes de management, où les compagnies sont vues et vécues comme des grandes familles. Bien souvent, ces économies se sont construites autour de «gropos», conglomérats détenus à l’origine par quelques grandes familles ayant des connexions politiques. Pour les individus, cela veut dire des relations de travail appelées à être très durables, voire permanentes, où l’on évite les conflits extrêmes. Cela explique aussi l’imbrication forte entre vie privée et travail, le fait que l’on partage beaucoup sa vie personnelle au bureau.

Quelles sont les erreurs à éviter pour des Français ?

G.A. Il faut débarquer en Amérique latine avec une vraie intention de bâtir des choses sur une longue durée, de vivre et construire ensemble. En particulier, un manager français aura intérêt à faire preuve d’humilité et à apprendre sur le tas, sur place. Les Français doivent être aussi conscients des stéréotypes nationaux qu’ils vont porter avec eux: l’Amérique hispanophone reste un espace très profondément marqué par le post-colonialisme. Il faut donc être prêt à désamorcer certains stéréotypes.

Des jeunes salariés infidèles

«Je trouve que la génération Z latino-américaine est difficile à gérer, elle fait preuve de cynisme vis-à-vis des entreprises, d’un certain opportunisme, juge Philippe Seignol, président d’iProspect et Amnet Latam, qui est en train de développer le réseau Dentsu Aegis Network sur ce continent. Quand je rencontre des patrons d’agences, ils se plaignent du manque de fidélité et de la versatilité de la jeune génération, chilienne en particulier.» Les compétences digitales sont aussi difficiles à juger: «Je vois des profils au Mexique avec dix ans d’expérience dans le digital mais qui ne maîtrisent pas grand-chose, parce qu’ils ne restent jamais plus d’un an dans une entreprise», poursuit le manager. La fidélité des salariés dépend bien sûr de la zone d’activité. «Au Brésil, nous avons la moitié de nos salariés à Sao Paulo où il y a un taux de turn-over terrible, note Philippe Seignol. À l’inverse, nous avons une autre implantation à Curitiba, où le taux ne dépasse pas 5%» 

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