recrutement
Cristal, Cannes Lions, prix Stratégies … Pour les créatifs, les trophées sont de vrais accélérateurs de carrière. Enquête.

Le portable n'arrête pas de sonner, les invitations à déjeuner pleuvent, tout comme les demandes d'ajouts à une liste d'amis dans les réseaux sociaux… Au lendemain des festivals ou concours, les créatifs récompensés sont très courtisés. «Après avoir gagné un Grand Prix Stratégies ou un Lion à Cannes, les directeurs artistiques sont beaucoup plus dans le viseur des directeurs de création», souligne Georges Mohammed-Chérif, président de l'agence Buzzman, concerné au premier chef cette année. Un coup de projecteur qui peut favoriser le débauchage de ces étoiles montantes par une agence concurrente. Quelle est la corrélation entre grands prix et recrutement? Comment cela se passe concrètement? Et dans quelle mesure ces créatifs titrés voient leur rémunération flamber?

Bien sûr que les trophées ont un impact sur la carrière des créatifs. «Les prix cela fait monter leur cote, accroît leur visibilité et crédibilité», constate Alexandra Alberti, associée au sein du cabinet de chasseurs de têtes CT Partners. Même si les cabinets de recrutement sont peu concernés par ce phénomène, car pour ce type de poste la cooptation est très fréquente. «Il y a un vrai “mercato” entre patrons d'agences, ils les connaissent et les appellent directement», précise un autre recruteur. Et si les créatifs gagnants ne sont pas tout de suite identifiés, ils vont vite l'être. «Après les remises de prix, vient le moment où les directeurs de création des autres agences se plongent dans les fiches techniques, constate Georges Mohammed-Chérif. S'ils ne l'ont pas déjà fait avant: par exemple, nos créatifs qui ont travaillé sur la campagne Tipp-Ex, cela fait six mois qu'ils sont appelés par toute la place de Paris. Mais l'obtention de prix rend la qualité de leurs réalisations encore plus tangibles.» Idem chez DDB Paris, Fabien Teichner a ainsi pu compter sur son palmarès pour rejoindre BETC en septembre dernier. «Avec trois Lions à Cannes, c'était un des garçons les plus titrés de l'agence, souligne Jean-Luc Bravi, président de DDB Paris. Si on se fait piquer des créatifs après Cannes ou les Grands Prix Stratégies, on ne le saura qu'en septembre ou en octobre.»

Le directeur d'une filiale du groupe Publicis est déjà aux aguets: «Les transferts d'après Cannes Lions, cela peut arriver. Dans ce cas, on passe trois coups de fil, et bien souvent cela suffit.» Plus besoin de perdre du temps à vérifier les références ou réalisations. Ce que confirme Ange Michelozzi, directeur des ressources humaines (DRH) du groupe Fullsix: «Le fait de gagner des prix ouvre des portes, et le circuit de recrutement est largement raccourci.»

Si tous les vainqueurs ne sont pas débauchés, tous en tirent des bénéfices. Cela redore leur blason, y compris dans leur propre société. En général, leur employeur leur déroule le tapis rouge: ils sont en position de force pour négocier une promotion ou une augmentation. Car les prix sont une bonne affaire aussi pour l'agence. «Pouvoir afficher dans son équipe un directeur artistique qui a décroché un Lion à Cannes, ce sera bien sûr un très bon argument commercial pour prospecter de nouveaux clients», précise Ludovic Delaherche, président de l'agence Human Inside.
Selon Jean-Luc Bravi, de DDB Paris, «recruter des professionnels titrés, c'est comme prendre un attaquant d'un grand club, une star connue qui marquerait à chaque match.» Même si la création publicitaire est un sport collectif, avec son lot de créatifs stars débauchés à prix d'or, ceux-ci ne parviennent jamais, après avoir obtenu un prix, à rééditer leur exploit dû en grande partie à leurs anciens coéquipiers. «Il y a pleins de créatifs titrés, recrutés très chers, qui ne font plus jamais parler d'eux», note Jean-Luc Bravi.

Les trophées peuvent aussi permettre aux agences d'attirer de nouveaux talents. Illustration avec le groupe Fullsix: «Jusqu'en 2009, nous étions surtout reconnus pour le marketing et la technologie. Le fait de gagner des prix fin 2009 et en 2010, par exemple avec Sprite [un Cristal à Crans Montana et le Grand Prix Stratégies des marketing services 2010], cela nous a mis en lumière sur la partie création et nous a aidés à attirer des créatifs, estime Ange Michelozzi. C'est un attrape-talents. À l'instar de joueurs qui choisissent un club en fonction du nom de l'entraîneur, certains candidats nous contactent depuis, en mentionnant tel créatif.»  Le DRH de Fullsix fait ainsi un lien entre ces prix et l'augmentation du nombre de candidatures reçues: elles sont passées de 5 000 à 7 000 entre 2009 et 2010. Et en particulier le volume de candidatures spontanées a littéralement explosé. «Cela crée de l'émulation et, du coup, vous attirez les meilleurs, constate Jean-Luc Bravi. Il y a un impact positif, y compris sur des collaborateurs qui planchent sur des budgets qui ne gagnent pas de prix.»

Encore faut-il garder ces stars très cotées dans l'agence. Une gageure car ces directeurs artistiques sont devenus en quelque sorte «bankables», comme on dit dans le cinéma, autrement dit des valeurs sûres. «Un créatif de cinq ans d'expérience rémunéré 40 000 euros par an, s'il gagne un Lion d'or à Cannes, peut doubler son salaire en quittant son agence», précise Jean-Luc Bravi. En restant chez le même employeur, il décrochera une augmentation voire une prime, sans commune mesure. Georges Mohammed-Chérif a sa propre stratégie pour parer à une fuite de cerveaux: «Je fais en sorte d'avoir de bonnes relations avec mes créatifs et en même temps de bien les payer, détaille-t-il. Je n'attends pas les prix pour les féliciter. Je fais un point sur les augmentations de mes créatifs tous les six moi, et je distribue des primes au mérite. Mais s'ils ont vraiment envie de partir, je ne cherche pas à les rattraper.» Même si le patron de Buzzman aimerait endiguer ce phénomène de débauchage massif: «Comme dans le football, il y a des agences qui fonctionnent comme des clubs formateurs, qui prennent des jeunes, les forment, les développent. Et puis, il y a de grosses agences avec beaucoup de moyens qui viennent se servir chez nous et c'est compliqué de les combattre.» Du coup, Georges Mohammed-Chérif voudrait instaurer, comme dans le football, une indemnité de formation en cas de transfert (voir ci-dessous). «Il y a des grosses structures qui ne vont pas former et recruter directement des seniors avec dix ans d'expérience», acquiesce Jean-Luc Bravi, de DDB Paris. Si c'est embêtant, tous s'accordent sur le fait que c'est également flatteur car ce débauchage ne vise que les agences les plus innovantes. Plus radicales, certaines refusent d'inscrire leurs «teams» à des concours de jeunes créatifs, comme celui de Stratégies, de peur de donner trop de visibilité à leurs hauts potentiels et de se les faire voler. Pour vivre heureux…

 

 

(sous-papier)

Bientôt une clause antidébauchage?

Elles embauchent des créatifs jeunes, les forment, gagnent des grands prix avec eux et bien souvent se les font dérober alors qu'ils crèvent l'écran. Georges Mohammed-Chérif, président de Buzzman, veut organiser la fronde des petites agences, sortes de clubs formateurs de la publicité, contre les grosses écuries. «Nous réfléchissons à mettre en place un système équivalent à celui du football: demander aux agences qui engagent un de nos créatifs de nous reverser une indemnité, une sorte de prime de transfert qui pourrait correspondre à 10 ou 20% du salaire annuel, explique le président de l'agence Buzzman. Il y a un côté dissuasif. Nous pourrions inscrire cette clause dans le contrat de travail de nos créatifs et nous sommes en train d'en vérifier la faisabilité juridique.»
Un tel dispositif existe bien dans le football. Il est baptisé «indemnité de formation» et prévoit que le jour où le joueur signe son premier contrat professionnel, le club verse une indemnité à tous les clubs ayant contribué à sa formation. Mais, selon Laurent Plagnol, avocat en droit du sport et droit social, «dans le football, les règles de transfert sont définies par la fédération, cela relève du règlement. Inscrire une telle clause dans un contrat de travail ne servirait à rien, puisqu'elle ne pourrait s'imposer qu'aux deux parties du contrat, pas au nouvel employeur.» La seule solution serait d'inciter une association professionnelle comme l'Association des agences-conseils en communication (AACC), à mettre en place une charte de bonne conduite.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.