recrutement
A France Télévisions comme à Radio France, les contrats à durée déterminée sont légion parmi les journalistes. Une précarité érigée en système que les intéressés eux-mêmes sont peu nombreux à contester.

Ving-huit ans et déjà près de quatre-vingts contrats à durée déterminée (CDD) à son actif... Timothée* s'estime chanceux. Il y a trois ans, tout juste diplômé d'une école de journalisme, il a intégré le planning de Radio France, ce vivier de quelque 110 jeunes journalistes voués à combler les trous sur les sept antennes nationales ou dans l'une des 43 locales France Bleu. «Le Graal», se souvient Timothée.
Chaque année, ils sont une centaine à tenter leur chance, pour une vingtaine de places. Pour les heureux élus, s'ouvre alors une période de trois ou quatre ans au cours de laquelle ils vont enchaîner les CDD. Trois semaines de remplacement par-ci à France Inter, quatre mois par-là en locale à Nice, un jour au Mouv... «C'est comme une sorte de compagnonnage, explique Timothée. C'est intéressant car on apprend beaucoup de choses différentes. L'inconvénient, c'est que l'on peut être appelé la veille pour le lendemain. Au bout du compte, on sait que la plupart d'entre nous seront embauchés en CDI [contrat à durée indéterminée]. Si l'on n'a pas craqué avant...» Frais de mission pour se loger: de 500 à 600 euros par mois.

 

«CDD, un passage obligé»

L'an dernier, 24 journalistes du planning ont intégré Radio France en CDI. Ils étaient 19 en 2011, autant en 2010. «80% des embauches se font par ce système, c'est un passage obligé, assure Valeria Emanuele, secrétaire du SNJ de Radio France. Mais pour 110 journalistes au planning, c'est un entonnoir terrible.»
«Il faut prendre du recul, estime pour sa part Catherine Sueur, directrice générale de Radio France et ex-secrétaire générale du Monde. En presse écrite, les jeunes journalistes commencent à la pige. C'est un système encore plus difficile. A Radio France, le système du planning est assez rationnel et protecteur. Il garantit un niveau de travail suffisant aux journalistes, autour de 70% d'activité par an.»
A France Télévisions, les CDD représentent environ 15% des effectifs journalistiques, un peu plus qu'à Radio France. «Les jeunes journalistes doivent faire leurs armes, juge Véronique Marchand, secrétaire générale du SNJ-CGT. Ce n'est pas le fait de recruter des personnes en CDD qui est en cause, c'est l'utilisation que l'on en fait. On exige d'eux une mobilité et une disponibilité totales, et ensuite on les jette sans les prévenir. Au fil des années, il y a eu une irresponsabilité des chefs de service qui n'ont pas su avoir une vraie politique RH sur le sujet.»
Selon Patrice Papet, directeur général délégué aux ressources humaines de France Télévisions, le groupe comptait 1 680 salariés en CDD en novembre dernier, soit plus de 16% de l'effectif total (18% en 2012) et 15% prévus en 2015. Parmi eux, un tiers de journalistes, deux tiers de personnels techniques et administratifs. Ces derniers sont embauchés sur des CDD d'usage, cette prérogative offerte par le droit du travail au secteur audiovisuel, et qui dispense l'employeur de prime de précarité, de délai de carence et de limitation de durée.

 

Condamnations aux prud'hommes

C'est parmi ce type de personnel que les recours en justice sont les plus nombreux. «Ce sont des gens ultraqualifiés et disponibles sur un claquement de doigts. Les CDD d'usage coûtent moins cher aux entreprises qu'un CDI, même avec quelques condamnations et requalifications aux prud'hommes», estime Frédéric Chhum, avocat à la Cour.
Le cas de ce technicien vidéo, en CDD à RFO puis à France 3 depuis 2000 et que la cour d'appel de Paris a indemnisé de 100 000 euros, en plus d'une requalification de tous ses contrats en CDI, est révélateur. «Chaque semaine, deux à trois dossiers concernent France Télévisions aux seuls prud'hommes de Paris, chiffre Frédéric Chhum. Les médias savent que les dossiers sont souvent perdus d'avance. Cela concerne beaucoup plus les techniciens que les journalistes, chez qui c'est l'omerta.»
En juin 2006, Radio France avait été condamné à verser 43 000 euros et à requalifier en CDI les 50 CDD d'une journaliste de France Info. Un an plus tard, c'était au tour d'une journaliste pigiste de France Bleu d'obtenir plus de 60 000 euros d'indemnités pour cause d'«abus de précarité». Mais les cas sont rares chez les journalistes, notamment à Radio France où les journalistes du planning qui ne sont pas titularisés sont généralement indemnisés. «Ne vont en justice, souligne Valeria Emanuele du SNJ, que ceux qui veulent faire condamner Radio France par principe.» Et n'espèrent pas y revenir.
En période de crise, la situation se complique pour les salariés en CDD, souvent les premiers touchés par les mesures d'économies. «A France Télévisions, la réduction de nos effectifs ne passera pas uniquement par une réduction de l'emploi non permanent, assure Patrice Papet. Les personnels en CDD ont souvent une longue expérience de collaboration avec l'entreprise et nous avons le devoir moral de les intégrer.»
Du côté de Radio France, les journalistes du planning s'inquiètent de la réduction de 12% du volume de travail des CDD prévue dans le budget 2013. «Le volume de travail ne serait alors plus suffisant pour vivre», explique Timothée. «En réalité, assure la direction, la baisse sera moins importante, et elle ne touchera pas les journalistes déjà au planning. Nous allons simplement réduire le nombre d'entrées en 2013.» A moins que la taxation des CDD de courte durée, sur laquelle patronat et syndicats se sont accordés mi-janvier, ne change la donne...

 

(encadré)

 

59 embauches en CDI à l'AFP en deux ans

L'Agence France-Presse a ouvert en 2011 des négociations avec les syndicats sur la précarité. Parmi les mesures adoptées, la titularisation de neuf journalistes afin de constituer un pôle banlieue et la création d'un pool de 15 remplaçants. Au total, ces deux dernières années, 59 journalistes ont été embauchés par l'agence en contrat à durée indéterminée (CDI), sur un effectif de 850. «Grâce à ce travail de remise à plat, tous les chefs de service ont pu prendre conscience de ce qu'était le droit», se félicite Rémi Tomaszewski, directeur général. Selon Claus Tulatz, délégué syndical SUD-AFP, l'agence compte encore 50 CDD de plus de six mois parmi les journalistes, soit 5% des effectifs.

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