Ressources humaines
En février, le groupe a dû faire face au suicide d'un cadre du service communication et d'une jeune factrice. S'agit-il de deux drames individuels ou d'un problème plus large lié à la transformation de l'entreprise? Enquête.

«Le jour de son décès, mon mari avait reçu 50 e-mails sur son smartphone de fonction, et pendant les trois semaines de son arrêt maladie, il a été le destinataire de plus de 1 500 messages, 110 coups de fils professionnels et 53 SMS», recense, avec émotion, Ilma Choffel-Ritt. Son époux, Nicolas Choffel, cinquante et un ans, directeur des médias internes du groupe La Poste, s'est donné la mort à son domicile le 25 février 2013, sans laisser de lettre. Trois semaines plus tôt, il avait été arrête par médecin, suite à un malaise. «Le docteur avait diagnostiqué un “burn-out” sévère [syndrôme d'épuisement professionnel] et préconisé un congé de trois semaines», poursuit Ilma Choffel-Ritt. Pendant cette période, elle insiste auprès de lui pour qu'il décroche. «Il répétait tout le temps: “Tu ne te rends pas compte si je ne réussis pas, je peux être renvoyé”.» Quelques mois auparavant, Nicolas Choffel avait été promu, passant de directeur adjoint à directeur. «Problème, personne n'avait été recruté à son ancienne fonction et le poste d'adjoint que mon mari occupait avait été supprimé», regrette Ilma Choffel-Ritt.

Deux enquêtes sont actuellement en cours, l'une demandée par le CHSCT (comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail), l'autre judiciaire. Interrogée par Stratégies, la direction de La Poste répond: «Nous accompagnerons les différentes enquêtes, nous tiendrons concrètement compte de leurs conclusions dans nos actions de prévention et d'amélioration de la qualité de vie au travail. Notre attitude est de soutenir les proches, les collègues de ce collaborateur, une cellule de soutien psychologique a d'ailleurs immédiatement été mise en place.»

L'histoire dramatique de Nicolas Choffel est-elle un cas isolé à La Poste? Ou bien le géant du courrier vit-il une crise comparable aux années noires de France Télécom? Quelles sont les différences entre les mutations de ces deux entreprises issues du giron étatique?

En 2011, La Poste a dû faire face à une importante vague de suicides, estimée à une soixantaine par Bernard Dupin, administrateur CGT du groupe, tous types de suicides confondus. Bien sûr, ce chiffre est à rapporter aux quelque 240 000 salariés de l'entreprise. A titre de comparaison, France Télécom, qui compte 170 000 collaborateurs (dont 100 000 en France), a été confronté à 35 suicides de salariés entre 2008 et 2009, selon un chiffre admis par la direction et les syndicats de l'opérateur.

Souvent un point commun

A La Poste, pour l'année 2012, il est difficile d'avoir une estimation précise, mais le nombre de suicides serait moins élevé (moins d'une dizaine), mais avec deux nouvelles caractéristiques: «D'abord, il y a eu davantage d'actes qui se sont déroulés sur le lieu de travail, à l'instar de la tentative de pendaison dans la cour d'un bureau de poste à Bayonne, il y a quelques semaines», constate Bernard Dupin. Ou comme ce guichetier de cinquante-cinq ans qui s'était donné la mort dans son bureau de poste, en novembre dernier à La Fère, dans l'Aisne, après avoir évoqué par mail «un manque de reconnaissance». «Il y a aussi davantage de cas qui ont concerné des cadres», note Bernard Dupin. Avant Nicolas Choffel début 2013, deux cadres avaient mis fin à leurs jours en Bretagne, début 2012.

Il est bien entendu difficile de tirer des conclusions générales concernant les suicides, tant ils sont la plupart du temps multifactoriels, entremêlant raisons personnelles et professionnelles. Mais dans le cas de l'ex-directeur des médias internes de La Poste, il n'y a pas de doute selon sa veuve: «Son décès est dû à un “burn-out” et à la méconnaissance de cette maladie, non considérée comme une maladie professionnelle en France, une cause pour laquelle je vais me battre.» (lire le sous-papier).

Selon Jean-Claude Delgènes, fondateur du cabinet Technologia, spécialisé dans la prévention des risques psychosociaux, qui a travaillé pour France Télécom, ces passages à l'acte ont souvent un point commun: «J'ai étudié 85 crises suicidaires en sept ans. La plupart se sont avérées des crises identitaires liées à des changements de fonctions. Des personnes promues, par exemple, rencontrant des difficultés, parce qu'elles devaient assumer deux postes, n'arrivaient pas à faire face, perdaient l'estime d'elles-mêmes. D'autant que passer d'une promotion à une situation d'échec est très éprouvant.» Une charge de travail trop importante, c'est également l'hypothèse que mettent en avant les proches d'une jeune factrice de vingt et un ans, qui travaillait en CDD (contrat à durée déterminée) en Haute-Loire et a mis fin à ses jours le 15 février dernier.

«Salariés confrontés à autre chose»

Quels traits communs entre La Poste et France Télécom? «Ces deux sociétés sortent du même giron [étatique], avec une évolution parallèle, mais en décalé dans le temps, analyse un expert en ressources humaines (RH), qui préfère rester anonyme. Et dans les deux cas, les salariés se sont engagés pour la vie et se retrouvent confrontés à autre chose.» Celui-ci met aussi en exergue «le zapping organisationnel et les mobilités fonctionnelles qui génèrent des pertes de repères». Là où la situation de La Poste diffère de celle de France Télécom en 2008-2009, c'est que le groupe subit une baisse continue du volume de courrier (–5,6% en 2012), ce qui engendre un sureffectif à certains endroits et un sous-effectif à d'autres. D'où une pression accrue sur le management et les personnels. Sur fond de mouvement global de réduction du nombre de salariés, passés de 280 000 à 237 000 en dix ans. Même si la direction de La Poste annonce l'embauche de 15 000 personnes d'ici 2014, au lieu des 10 000 prévues. Selon Bernard, un ancien collaborateur anonyme du service communication [le prénom a été changé], la réduction des effectifs a un impact direct sur ces situations: «Il y a 270 personnes dans le département communication, contre plus de 300 il y a trois ans, mais la charge de travail n'a pas diminué.»

Autre spécificité de La Poste, selon l'expert en RH, le choix de la méthode: «Chez France Télécom, la mobilité était forcée [tous les trois ans], les turbulences organisationnelles étaient multipliées afin d'inciter les gens à partir. Là, ce n'est pas le cas.»

Depuis le printemps 2012, la direction de La Poste s'est saisie du dossier. Elle a réuni une commission du «grand dialogue» et confié une mission à Jean Kaspar, ancien dirigeant de la CFDT, qui a remis un rapport. «Ces recommandations ont été intégrées dans un accord social relatif à la qualité de vie au travail, signé le 22 janvier dernier, par la direction et cinq organisations syndicales», précise la direction de La Poste. Le groupe a également créé une fonction de médiatrice de la vie au travail. Des mesures importantes, mais seront-elles suffisantes?

 

Sous-papier

«Burn-out», le combat d'une veuve

«Je suis d'origine hollandaise et, là-bas comme dans tous les pays nordiques, le “burn-out” est reconnu comme une maladie professionnelle, s'insurge Ilma Choffel-Ritt, veuve d'un salarié de La Poste qui s'est suicidé en février. Ici, beaucoup de gens ne savent même pas ce que c'est.» Pourtant, la France est touchée comme les autres par ce phénomène qui prend de l'ampleur à mesure que le travail déborde sur la vie privée. Une récente enquête de la CFDT Cadres («Travail et Temps») estime que «9% des cadres sont susceptibles de faire un burn-out».

Connaissance et reconnaissance

Pour Ilma Choffel-Ritt, pas question d'en rester là. «L'arrêt maladie de mon mari mentionnait explicitement “burn-out”», raconte-t-elle. La connaissance et la reconnaissance de cette maladie aurait permis, selon elle, d'éviter le drame: «Depuis plusieurs semaines, mon époux souffrait d'une grande fatigue aussi bien physique qu'intellectuelle. Je voyais qu'il avait énormément de travail et ne pouvait plus faire face, il aurait eu besoin d'un repos complet pendant son arrêt, ce qui n'a pas été le cas. Aux Pays-Bas, il existe un protocole spécifique: lorsqu'un docteur repère une personne souffrant de burn-out, il a obligation d'alerter le médecin du travail, la direction des ressources humaines et l'assistante sociale de l'entreprise. Une cellule est constituée dans la société afin de rencontrer l'individu, d'identifier les causes et d'assurer un suivi médical.»

Aujourd'hui, Ilma Choffel-Ritt souhaiterait être reçue par le ministre du Travail, Michel Sapin, pour que le burn-out soit «reconnu comme maladie professionnelle et que ce type de drame ne se reproduise plus».

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